mardi 20 décembre 2016

En remontant les courants...




Et oui, que veux-tu, avant que le grand Cric nous croque, il est de toute urgence que nous apprenions à réensemencer l’âme humaine. Nous y mettrons un semis d’amour, d’empathie, de tolérance, de curiosité pour la vie telle qu’elle va. Nous y ajouterons quelques pousses pour apprendre à mieux comprendre nos émotions, nos frustrations et nos élans. Et pour que tout cela pousse de concert, nous préparerons le terrain en faisant un peu de vide dans nos esprits pour y faire de la place. Nous préférerons la détermination à l’intransigeance, nous avancerons à tâtons -mais sûrement- sur un chemin de foi fragile que nous préférerons à la sentence des sermons. Nous irons au rythme léger de nos pas et en silence, ce qui est bien mieux que le bruit des bottes qui monte des quatre coins de l’horizon.

C’est joli : réensemencer ; c’est proche de recommencer. Ça se décline en marchant, ça se dit dans un murmure à une ou quelques personnes. Ça se pratique à côté. Non pas dans une adversité revendiquée au vieux monde, mais comme un tour de passe-passe ; l’air de rien. Comme le dit le conteur mieux vaut murmurer notre parole un million de fois à une personne qu'une fois à un million de personnes. C’est chaque âme, une à une, qu’il faut réinventer, loin du barouf assourdissant des médias de masse. Tant d’âmes malades, coupées d’elles-mêmes et de la force vive de la Vie. Tant de fantômes avançant à tâtons.

L’espèce humaine s’est faite fragile, sa disparition est factuellement toute à fait possible, à court ou moyen terme. Possible mais pas certaine. L’homme a des millions d’années d’évolution derrière lui, il est capable de prouesses technologiques inouïes, d’œuvres d'art grandioses, mais son esprit n’a pas bougé. Il est resté crispé sur lui-même, il s’est coupé de l’essentiel, il est comme un animal qui ne sait plus la plupart du temps qu’attaquer ou se défendre. Il vit au rythme de la peur quand il reçoit des nouvelles du monde. Il se fabrique des ennemis quand il serait pourtant si facile de faire simplement amitié… (oui, j'assume la naïveté du propos!). Il se choisit pour représentants des mâles dominants de caricature (et si ce ne sont pas des mâles dominants, ce sont des femmes qui en ont pris les caractères). Il ne s’aime plus et n’aime plus personne, ni plus rien -si ce n'est pour le pire et plus rarement le meilleur-, son clan ; qu’il soit nation, famille, culture ou religion. Il a perdu sa relation au vivant. Il a voulu l'exploiter sans vouloir se rendre compte que par là-même il se coupait de sa nature profonde. Il faudrait qu'il réapprenne à vivre et à se relier au vivant pour apprendre à arrêter de tuer. Car son âme appartient au vivant. L'âme humaine rejoint l'âme du monde en un tissage si délicat qu'un rien le déchire. Reprendre soin du monde du vivant c'est avant tout s'occuper de soi. Non pas en une rixe égocentrique, mais en un nettoyage intérieur qui nous permettrait de le rejoindre.

Nous sommes nombreux à être comme assommés de ces dernières nouvelles du monde et du monde des hommes comme il va. De partout nous revient le pire, que ce soit en politique, en écologie, en social, en militaire… Comment réagir à ce tsunami désespérant à plus d’un titre ? Comment ne pas baisser les bras ? Ne pas se réfugier en de nihilistes postures ? En fuyant le monde ? Mais il nous rattrapera ! Et puis, nous sommes nombreux à avoir des enfants, et à défaut d’une mission, de nous en sentir au moins une responsabilité. Au moins pour eux. Et pour la Vie, la beauté du monde, ce miracle-là ; d’être en vie.

Alors oui, une par une, nous allons entreprendre de ré-enchanter les âmes, à commencer par les nôtres. De les réensemencer de leur force vive. De leur proposer de nouveaux sentiers buissonniers. Une nouvelle relation avec le vivant. Nous allons devenir sourciers de vie, des saumons qui allons remonter à la source ; là où la vie jaillit à elle-même ; là où l’âme se sent d’un coup revitalisée, vivifiée ; féconde et joyeuse. Nous allons désapprendre pour renaître à nous-mêmes. Nous n’imposerons rien. D’imposer, depuis des siècles, nous en sommes presque morts. Nous nous contenterons juste de montrer, d’éclairer, d’aider. Nous ne sauverons personne –ce serait une autre guerre- chacun se sauvera de lui-même. Non pas se sauver en s’enfuyant, non. Mais se sauver en se regardant enfin en soi-même et en contemplant ces merveilles que sont la Vie en nous et cette planète sur laquelle nous sommes venus.

Je me souviens d’une plage sur une île normande. Il y avait un monticule de près de deux mètres de haut qui s’était effondré, laissant apparaître en coupe ce qui était un labyrinthe de terriers de lapins. A faire leurs terriers au même endroit, ils s’étaient autodétruits, alors qu’aux alentours il y avait d’autres espaces immenses et vierges pour s’installer. Nous sommes, là, en ce moment, dans cette métaphore du terrier ; le nôtre risque bientôt de s’écrouler sur lui-même alors que tout autour d’immenses espaces intérieurs restent vierges et à découvrir…. Et c’est en trouvant en nous l’immensité aimante du monde que nous pourrons alors projeter autre chose sur lui. Car, à quoi servent les combats s’ils ne consistent qu’à rajouter de la colère et de la haine à la colère et à la haine ? C’est de ce « toujours plus de la même chose » que le terrier, image de notre maison commune, s’est écroulé. Et il ne suffit plus, ou pas, d'être simplement « contre » ; il faut être « à-côté ». Délibérément « à-côté ». Autre. Non pas ignorants du monde tel qu'il va, au contraire, parfaitement conscients, mais « à-côté ».

Dans cette nouvelle et peut-être dernière espérance il n’y aura pas de mots d’ordre. A chacun de trouver son chemin, sa lumière et de les partager avec amour, compassion et / ou fraternité (oui, en effet, trois mots désuets et presque oubliés !)

Pour ma part, je commence à y voir un peu clair. Tarot, conte, écriture et voie du Tambour sont un seul et même mouvement. Celui d’une possibilité de ré-enchanter l’âme et notre vision du monde. Cela se fera sans doute, en effet, un peu « à côté ». Sans doute pas dans l’institution telle que je la pratique maintenant depuis près de 30 ans. Ce sera sur des chemins buissonniers mais puissamment peuplés de belles âmes et d’esprits forts et aimants (et ce dont je suis sûr c'est que nous sommes des milliards !). J’apprends en ce moment à décliner tout cela. Certaines choses sont en cours : consultations de Tarot, enseignement du Tarot chamanique, pratiques sur la voie du Tambour, retour sur le chemin du conte avec un nouveau spectacle et de nouveaux contes à raconter ; d’autres projets sont en gestations, mais pour l’instant… secret ! Encore un mois je pense et vous saurez…

Nous sommes à la veille du solstice d’hiver et à partir d'après demain les jours vont rallonger. Bientôt une nouvelle année commencera. Je me suis dit que c’était un bon jour pour écrire ce texte. En espérant vous croiser nombreux sur nos chemins buissonniers… O vous amis saumons qui, comme moi, remontez vers la source...

dimanche 4 décembre 2016

un cadeau

Lune, XVème siècle

« Sur la Voie du Tambour, l'image qui lui apparaissait était de toute beauté. Une femme ressemblant à une Vierge iridescente, archétype d'une Mère divine universelle, vêtue d'une longue robe et baignant dans une lumière dont il voyait les rayons s'élancer vers l'univers. Nulle bondieuserie dans cette vision, mais au contraire une énergie d'amour absolument bouleversante. Elle se mit à lui parler :

- Trop souvent, vous pensez que ceux qui meurent disparaissent à jamais. Non, nous nous transformons. Et, si vous le souhaitez, nous pouvons alors devenir dans vos vies des guides qui vous accompagnent. Oh, nous n'avons plus grand chose à voir avec les personnes que vous avez connues ! Cette puissante transhumance que nous avons vécu nous a métamorphosés, libérés des conditionnements de nos incarnations ! Oui, vous pouvez croire ou ne pas croire. Prendre ou ne pas prendre. A chacun sa réponse ! Dans votre expression « faire le deuil », vous pensez souvent que cela revient à ne plus souffrir, à ne plus être triste. Oui, vous pensez être libéré du deuil le jour où vous ne souffrez plus ! Mais un deuil c'est bien plus que cela ! C'est la possibilité de faire un grand nettoyage intérieur en se libérant, entre autre, de tous les ressentiments, les colères, les insatisfactions accumulées au fil des ans avec la personne partie. La mort est une grande initiatrice, elle nous permet de réaliser un grand travail de libération intérieure qui nous permet un nouvel envol.

Les mots étaient forts, l'image magnifique. Le Voyageur ne se sentait ni écrasé, ni objet d'une séduction déplacée. Il sentait que cette vision était là pour -sans aucune concession mais avec un amour infini- lui rappeler son absolue obligation d’être fidèle à ce qu'il était profondément et à réaliser ce pour quoi il était fait. Rien de confortable somme toute, mais une figure d’une beauté et d’une intensité bouleversante qu’il avait déjà rencontrée plusieurs fois. Oui, décidément se dit-il, celles et ceux qui nous quittent restent présents dans nos vies comme des lumières qui nous guident et nous enseignent, quand bien même se métamorphosent-ils en autre chose que ce qu’ils étaient au cours de leur incarnation...

La vision reprit la parole :

- Pour le travail intérieur que tu fais en ce moment -c'est difficile de perdre sa mère- tu as besoin d'être aidé et de trouver de la force. Alors, dans les jours qui viennent (rassures-toi, ce n'est pas pressé!) tu te mettras en quête d'une représentation de la Vierge. Oh, rien de prétentieux ou de lourd ! Juste un petit médaillon ou une petite statue et tu la transporteras avec toi partout où tu iras. Ainsi tu pourras te connecter à moi et cela te fera du bien de sentir cet amour-là !

Le Voyageur promit, puis ils se quittèrent, et lui reprit sa vie de tous les jours.
Jusqu'à ce soir là ( trois, quatre jours plus tard peut-être) où, rentrant d'une promenade avec sa compagne, il s'apprêtait à mettre la clé dans la serrure de sa maison. C'était un soir d'hiver sans lune, au froid piquant. Sa rue étant peu éclairée, il peinait toujours un peu à trouver la serrure. Machinalement et à tâtons il la cherchait donc, lorsque son regard fut attiré par une chose minuscule, sans doute posée par une main inconnue sur le rebord de la fenêtre la plus proche. Oui, la rue était sombre, mais sans qu’il ne sache vraiment comment, il sut immédiatement ce qu’était cet objet. Et non seulement il sut, mais il vit –alors que l’obscurité ne le lui permettait pas- ce qu’il représentait, un peu comme une vision qui s’imposait.

Le cœur battant, le Voyageur prit l’objet, comme sidéré, tout juste capable de marmonner bêtement quelque chose du genre : "Ah, ce n’est pas ça quand même ? Si c’est ça, alors là je n’y crois pas…" pendant qu’il entrait dans la maison et allumait la lumière. Et là bien sûr, il la vit…

Une petite médaille représentant la Vierge, perdue sans doute par quelqu’un et délicatement posée sur le rebord de sa fenêtre… Oh, pas une médaille d’or ou d’argent, non ! Juste une modeste médaille en fer blanc de quelques euros, à l’image d’ailleurs de ce qu’aimait sa mère qui, peu fortunée et aux goûts simples, préférait les bijoux de pacotille à l’or des bijouteries…

Comme une sorte de clin d’œil, de cadeau, de don, qui lui était fait et qui dans un deus-ex-machina mystérieux venait en quelque sorte faire résonner toute cette traversée de ces dernières semaines d’une manière bouleversante. Comme une mise en scène orchestrée par une présence mystérieuse et aimante…

Le Voyageur prit la médaille et sut alors au plus profond de lui que quelque chose respirait et conspirait pour son plus grand bonheur et qu’il lui revenait alors de s'abandonner à la confiance… 

Bien sûr, ne put-il s'empêcher de penser, peut-être s'agit-il d'un hasard ? Mais le hasard n’est-il pas qu’une des milliers d’histoires que l’on se raconte ? Une Marraine de Contes à laquelle le Voyageur était très attaché, lui avait dit un jour qu’une partie de notre travail consistait à ce que nous acceptions le fait que le merveilleux n’était pas exceptionnel en soi mais qu’il était somme toute quotidien, presque banal, tissé avec les jours qui passent et qu’il suffisait de savoir le voir. Parfois, il est juste caché par un voile et, mystérieusement, il semblerait que la présence de la mort, parfois, puisse le soulever…

Dans les jours qui suivirent il mit bien sûr la petite médaille à son cou, et dans son corps, et dans âme, il sentit alors la Vie recirculer plus vive que jamais. Neuve. Vive. Impétueuse.


lundi 21 novembre 2016

du grand passage, des fées et des brosses à cheveux...


Ne cherche pas à retenir les morts, il faut les laisser partir. Une fois quitté leur enveloppe terrestre ils deviennent autre. Celles et ceux que tu as aimés ne sont plus là ; ce qui les a retenus ici-bas, ce qu’ils ont aimé, ce qui leur a appartenu… Tout cela n’a plus pour eux aucune importance. Seul importe encore l’amour. Ils deviennent juste des lucioles qui nous guident dans la nuit, des phares pour temps agités, des étoiles pour ne pas s’égarer.

Nous croyons leur être fidèles en nous comportant comme s’ils étaient encore les mêmes « qu’avant ». Nous nous inventons des loyautés invisibles envers eux, au prix parfois de notre propre lumière alors qu’ils n’en demandent pas tant. Fais fi de ton chagrin s’il t’empêche de réaliser la lumière qui est en toi. Par contre, creuse ta blessure au plus profond ; tu y trouveras des leçons qui t’éclaireront. 

Et parce que ceux qui nous quittent nous apprennent à nous préparer pour le jour où... Oui, il te revient d'apprendre vraiment qu'un jour tes biens ne seront plus les tiens. Oui, un jour tes enfants, ta ou ton conjoint(e), ceux qui t’aiment, entoureront ton cercueil ; oui, un jour ton corps redeviendra cendre ou poussière ; oui tes biens seront éparpillés, dispersés, comme cendres dans le vent. Oui, ce que tu penses être durable ne l’est pas. Rien ne dure. Oui, la mort -lorsque elle est aussi normale et naturelle qu’elle puisse l’être- peut avoir le pouvoir, pour peu que l’on accepte de la laisser faire, de transformer les rancœurs et ressentiments en amour. Tout passe. Tout change. Tes souvenirs sont des mirages flottant au fil inconstant des jours. Ce que tu appelles « je », « moi » ira se dissoudre dans l’infini du ciel. Les rivières continueront de couler, la terre de tourner presque comme si rien ne s’était passé. Juste auras-tu disparu et brilleras-tu pour un temps dans la mémoire de ceux qui t’ont connu, jusqu’à ce que, eux-mêmes, fassent le grand voyage. Sauf d’avoir laissé une "œuvre", on disparaît vraiment de ce côté-ci du monde le jour où tous ceux qui nous ont connus ne sont plus.

Un jour, oui, ceux qui t’aiment te pleureront. Tu voudrais juste alors être certain avant de partir qu’ils sauront te trouver dans le bruit du vent, dans le bruissement des feuilles, dans la lumière du lever du jour, dans la crypte du cœur là où repose l’amour. Alors, tu sais que tu seras toujours là pour eux et que ce qu’ils pleureront sera simplement le souvenir d’une présence qui a changé de forme.

Regarder un mort, et immédiatement savoir qu’il n’y a plus personne dans ce corps-là. Que ce quelque chose qui faisait « qu’il y avait quelqu’un » n’y est plus. Que ce quelque chose est parti ailleurs. Parfois on reste devant cette disparition franche et définitive sans aucune réponse. Parfois, on parvient à se connecter à cet « ailleurs » et alors on obtient quelques réponses.

La vie a besoin de se renouveler sans cesse. De recombiner à l’infini ce qu’elle a créé. De faire du nouveau pour se réinventer. La vitalité que nous perdons en vieillissant se transforme en lumière et puis un jour, cette lumière retourne vers les étoiles. Et un autre jour encore, peut-être des millénaires plus tard, des atomes venus de ces mêmes étoiles rejoignent la terre. Cycle immuable, infini, parfait. La mort est une fin, mais un début aussi. Elle est un cycle perpétuellement renouvelé. 

La vie est une Expérience. Une magnifique expérience, éphémère comme bougie dans le vent et bouleversante comme aube qui pointe. Notre vie est un souffle, une flamme, qui ne peut être vaine si nous avons aimer et cheminer vers ce plus grand que soi en respirant avec la beauté du monde.

Je viens de passer le weekend seul dans la maison de ma mère pour y ranger, trier… Je n’ai pas fait le choix délibérément d’y aller seul. Cela s’est fait comme cela. Devant le gigantisme des choses matérielles à faire, l’émotion se rétracte dans sa coquille pour te laisser faire ce que tu as à faire. Mais il y a une chose qu’il fallait que je fasse : ranger ses affaires ramenées de la maison de retraite… J’ai vu à la chambre mortuaire de l’hôpital les familles endeuillées comme la mienne, toutes portant un sac ou une valise qu’on leur avait remis sans qu'elles sachent trop quoi en faire, comme un fardeau symbolisant leur peine mais s'y accrochant comme bouée de sauvetage… Vider son sac à main ; trouver ses petits mouchoirs, son porte-monnaie, ses lunettes de soleil, les petits papiers pour se rappeler ; d'un mot, de courses à faire, du nom d'un tel...

Et puis, ranger sa trousse de toilette. Dans cette trousse il y avait des flacons, des parfums. C’est lisse un flacon. Presque impersonnel. Sans affect. Et puis, sa brosse à cheveux, avec ses cheveux encore pris dans les poils de la brosse. Quelque chose alors de sa corporalité qui revient, de sa présence, de son odeur. J’ai pris alors la brosse dans la main, et, avec autant d’amour et de conscience que je le pouvais, mais aussi avec la plus extrême détermination, je l’ai mise dans le sac poubelle. Parce qu’il nous faut apprendre à vivre sans les brosses à cheveux de ceux que l’on a aimés, parce que, autrement, c'est impossible. Parce que vivre sans s’encombrer de ce qui n’a plus de raison d’être est la meilleure preuve d’amour que nous puissions leur donner. En jetant cette brosse, je me suis autorisé à vivre pleinement ce qu’il me reste à vivre et je l’ai autorisée à partir. Loin, autant qu'elle aurait besoin ; pour son nouveau voyage. Les brosses à cheveux, tout autant que les corps disparaissent. Et seul l’amour et la mémoire demeurent, libérés du poids des choses et du chagrin…

J’ai raconté (au sens propre !) à de nombreuses reprises comment et pourquoi, ma mère fut déguisée en fée le soir où elle rencontra mon père ; et c’est une belle histoire à raconter (surtout pour un conteur !). Maintenant qu’elle n’est plus physiquement présente, il me plaît de penser qu’elle est devenue dorénavant fée pour toujours et veillant sur nous de là où elle est. Chaque vie est une histoire à écrire, à charge pour chacun de rencontrer ses fées sur son chemin…

samedi 12 novembre 2016

La traversée

Environs de Saint Jean de Luz 1967

Ainsi donc, ma maman a quitté son corps le vendredi 28 octobre 2016 à 3 h du matin. Elle était arrivée dans notre monde le 7 juin 1934 ; elle avait donc 82 ans. Elle est partie, paisiblement semble t-il, après des jours qui furent bien difficiles. L'équipe qui l'entourait nous avait bien fait comprendre que cela était imminent. Avec mon frère nous avions prévu d'aller la voir le samedi et au vu de la situation nous avons avancé notre voyage d'un jour. Tôt le matin, je m'apprêtais à fermer la porte de chez moi pour partir quand mon frère m'a appelé pour m'annoncer son décès. Elle est donc partie sans moi, sans nous, moi qui m'étais toujours promis d'être près d'elle en ces instants, et sur le coup, cette défection irréparable de ma part fut presque plus difficile à vivre que l'annonce en elle-même. Ce n'est qu'après, en détricotant tout ça, que j'ai fini par me convaincre que cela devait sans doute se passer ainsi. Nous nous sommes ratés de 9 heures et j'ai mis du temps à l'accepter, l'imaginant seule face à l'échéance. Pourtant, sur la Voie du Tambour, elle me l'avait bien dit qu'elle partirait bientôt...

Depuis son départ, je dis « maman » plutôt que « mère », comme si cette définitive absence remettait chaque chose à sa place : je suis son enfant, et quand bien même à la fin de sa vie terrestre les rôles s'étaient bien sûr inversés, je le resterais jusqu'au bout.

Pour l'accompagner dans ses derniers mois et dans les jours qui ont suivi son départ, j'ai passé des heures à regarder ses photos. C'était pratique ; elles étaient toutes dans le même meuble, ce qui, je dois le dire, est bien différent de tous les autres papiers... A l'exception des périodes où elle n'était pas bien, elle souriait tout le temps. C'était une bonne nature, doublée au-delà de son apparence de petite fille, d'une combattante improbable comme on en voit peu. Dix jours avant son décès, elle disait encore -en dépit ou grâce à ses troubles cognitifs- qu'elle partait la semaine prochaine en vacances et qu'on viendrait la chercher. Et avant encore, toute sa vie, le corps perclus de douleurs (elle était atteinte entre autre de polyarthrite rhumatoïde depuis l'âge de 15 ans) « qu'elle traversait une mauvais passe mais que ça allait s'arranger ». Privée de ses enfants alors que nous étions à peine en maternelle, les photos portant traces des moments passés ensemble en cette période (les vacances et quelques week-ends) irradient d'amour et de bonheur. Elle m'a offert mon aptitude à la joie et à la liberté. Paradoxe des paradoxes, j'ai vécu une grande partie de ma vie à croire que je ne fus pas aimé enfant alors que je fus adoré...

La présence de la mort pose son empreinte sur tout ; avant, pendant, après. Elle impose un rythme, une profondeur, une intensité qui n'appartiennent qu'à elle. J'ai déjà parlé de ce temps à l'attendre. Ensuite elle est là. Elle est là quand la personne n'est plus là. Elle est là dans ce corps sans vie au visage joliment apaisé, elle est là au creux de l'absence, elle est là dans la densité même de l'air. Et puis, il faut le dire ; si la mort est là, le corps vide de la présence, quelque chose subsiste de la personne partie, quelque chose d'extraordinairement fort, peut-être parce que libéré du corporel. Sans doute n'aurait-elle que modérément apprécié ces propos, elle qui somme toute ne croyait pas en grand chose, issue d'une famille athée et revendiquée comme telle. Et pourtant....

Je sais qu'en ces jours de préparation de ses obsèques, je fus comme habité d'une présence qui me guidait dans les décisions à prendre. Mes décisions m'étaient comme dictées. Et après les avoir prises, j'allais la voir et c'était alors comme une sorte de vérification pour voir si elle était bien d'accord...

J'ai écrit un jour, que ce que nous appelons le travail de deuil consistait à faire de nos morts des ancêtres. Je dirais maintenant les choses autrement. Je dirais que nos morts (et singulièrement nos parents) ont pour vocation, bien plus qu'à devenir des ancêtres, à devenir des guides, des étoiles qui nous guident. Je sais, j'en connais beaucoup qui vont me quitter sur ces lignes, mais c'est en tout cas mon expérience. Dans les jours qui suivent le décès, quelque chose d'eux reste extraordinairement puissant, et certains je pense l'appelleraient « amour ». Après, je crois que ce qui est resté a besoin de partir et que nous devons faire en sorte de ne rien tenter de retenir par la force... Je crois oui « aux choses de l'esprit » et cela a été en ces jours particulier une force magnifique qui m'a été offerte. Ne serait-ce que parce que la mort même, n'a pas fait disparaître ce lien qui nous reliait mais, au contraire, l'a intensifié.

La mort a aussi le pouvoir, quand l'amour est présent, de transformer nos familles éparpillées en un cercle. Un cercle d'amour et de présence, et je n'oublierai jamais certains moments de ces obsèques, où, tous réunis, enfants, petits enfants, compagnes, amis, nous formions alors un égrégore d'amour extraordinairement beau. La mort oblige aussi à la pudeur et je garderai pour moi ces instants.

Ma maman a donc rejoint les étoiles et je pose ces mots au tout premier degré sans y faire métaphore. Elle m'a offert, de là où elle est maintenant, quelques mots en me demandant expressément d'en partager quelques uns d'entre eux :

« ...Toi et ton frère avez été les deux grands amours de ma vie. Vous êtes ce que j'ai le plus chéri au monde. Vous étiez ma fierté, je ne vous l'ai pas assez dit, je n'avais pas les mots pour ça. Soyez ce que vous êtes, beaux, créatifs, joyeux. Soyez fiers et aimants. Poursuivez ! Ne capitulez sur rien ! Je suis celle par laquelle vous êtes passés pour venir au monde. C'est le rôle de toutes les mères, et maintenant c'est mon âme qui doit passer et aller là où elle dois aller. Soyez heureux ! Je serai parmi vous un temps. Amusez-vous, ne vous disputez pas ! Je voudrais maintenant que vous alliez porteurs de votre propre lumière et de celle que je suis maintenant apte à vous donner.
Ne vous encombrez pas de chagrin, je ne vous le demande pas. Ne vous encombrez pas de souvenirs inutiles. Soyez libres d'être ce que vous êtes. Votre père et moi vous avons donné la vie, c'est pour que vous en fassiez quelque chose ! Faites sortir le chagrin de vous et n'y laissez que la foi. Ne fuyez pas le chagrin, simplement laissez-le partir. De cette énergie gagnée vous devez faire quelque chose.
De la petite armoire que tu as prise et de la boite à bijoux, ouvre leurs portes. Rien ne doit me retenir... Je vous aime.... »

La nuit suivant la réception de ces paroles, j'ai fait un rêve. Il y avait une pièce vide, au lit parfaitement fait, et récemment rangée comme l'était sa chambre à la maison de retraite après son départ. Il y avait juste sur un mur une sorte d'écran et un home cinéma, elle qui aimait tant regarder la télé. Cette pièce était située dans un château (et le nom du lieu-dit où habitait ma mère contient le mot « château »). Ma mère était là, finissant de ranger un sac de couchage dans un sac. Puis une carriole tirée par un cheval arrivait. Ma mère y déposait le sac de couchage, disait « qu'elle devait y aller maintenant ». Puis, elle montait dans la carriole et partait.
Dois-je préciser qu'au réveil de ce rêve, j'eus la conviction que tout était en ordre, et qu'elle était passée là où elle devait aller ?

La présence de la mort est une traversée qui peut vous noyer comme vous faire découvrir des terres inconnues. Elle ne vous laisse jamais intact. Elle est là pour ça. Comme l'Arcane sans nom dans le Tarot, elle avance et nettoie tout, inexorablement et nous devons simplement nous mettre à sa hauteur. Elle est un maître qui nous enseigne et nous oblige à l'inconfort. Elle nettoie, récure, coupe, élague, transforme pour ne laisser que l'amour. Dans le Tarot, encore lui, elle est suivie de Tempérance qui est un ange qui soigne, apaise et illumine. Elle est un sillon, une matrice. Elle nous met au monde.


Et puis, il y a pour moi ce mystère, ce koan zen peut être. Cette énigme à résoudre. Ma mère est décédée un 28 octobre. Je suis né le 29 octobre et mon père est décédé un 30 octobre. Ainsi irai-je désormais entre ces deux portails presque effrayants. Ma date anniversaire sera entre les deux morts de ceux qui m'ont donné la vie. Un lien entre les deux ? Une injonction à vivre comme un sas de naissance ? Pour l'heure, j'y vois un signal d'une force monumentale que je ne comprends pas encore... L'autre jour, j'ai fait un tirage de Tarot et il en est sorti ceci, comme l'image simple et évidente de cette situation : Apprendre à vivre entre Lune et Soleil, entre deux astres, entre deux mondes, entre deux départs, en un cycle immuable, celui des jours et des nuits qui passent et qui s’enchaînent éternellement... Et puis, une autre façon de dire que ceux qui nous quittent deviennent comme des astres qui nous guident...



Sans doute, moi aussi, n'ai-je pas dit à ma mère que je l'aimais. J'avais le rêve secret de lui dire en ces derniers instants. Finalement, j'ai pu le faire autrement, mais puisqu'il m'a été donné la possibilité d'écrire, je le dis ici comme pour clore un cycle et nous libérer tous les deux : maman, je t'aime...

vendredi 21 octobre 2016

Cristal qui songe

Illustration : Moebius

Je vais d’abord te raconter une histoire.

Je travaille actuellement sur un nouveau spectacle de conte. Celui-ci est l’adaptation d’un livre pour enfants que je n’ai pas réussi à faire éditer. Il raconte l’histoire d’un garçon 10 ans qui, entre ses parents qui divorcent et son entrée prochaine au collège, a une vie un peu difficile. Un jour sa mère lui offre un cristal de roche. Dans la nuit qui suit il va faire un curieux rêve, et puis d’autres les jours suivants… C’est un spectacle qui parlera de notre vie intérieure comme ressource face aux difficultés, de la vitalité que l’on peut puiser dans notre vie onirique, de la vie d’un enfant de 10 ans dans nos villes aujourd’hui, des peurs liés au divorce, de l’amour, de ce qui nous lie, mais aussi –à mots couverts- de pratiques chamaniques. (A noter que je me dis vraiment que si ce spectacle-devait ne pas rencontrer des programmateurs ayant envie de le partager, ce sera probablement le dernier ; tant cette idée de travailler pour des choses non attendues par « les professionnels de la profession » commence à me courir violemment sur le haricot…)

Pour revenir à l’histoire, l’enfant va bien sûr s’attacher à ce cristal, jusqu’à ce qu’un jour, mystérieusement, celui-ci ne disparaisse au grand désespoir de son propriétaire. Guidé par une voix onirique mystérieuse, il finira bien sûr par le retrouver quelque part autour de chez lui, dans la nature (je n’en dirai pas plus !) Cela est donc l’histoire que je travaille en ce moment, sachant que j’ai écrit ce texte il y a environ deux ans très peu de temps après avoir découvert les pratiques chamaniques et qu'il s'imposa à moi bien plus que je ne m'imposais à lui.

Là-dessus, l’autre midi, je poursuis la lecture d’un livre que je trouve magnifique, de Brooke Medicine Eagle « Marcher sur le chemin de la femme Bison blanc » aux éditions Vega (j'en parle aussi dans mon précédent texte). L’itinéraire et la formation d’une admirable « femme-médecine » amérindienne. A un moment, elle raconte sa relation avec certains cristaux et raconte l’histoire d’une amie cherokee chez laquelle, enfant, on avait détecté des dons et qui était donc enseignée en conséquence. On lui avait offert un cristal auquel elle était très attachée, et avec lequel -dit-elle- elle parlait comme avec un ami, jusqu’à ce qu’un jour, ce cristal à son grand désespoir, disparaisse lui aussi ! Elle finit par aller se confier à ses grands-parents qui l’avaient en fait délibérément caché dans une forêt et qui lui expliquèrent qu’en vertu de son lien avec ce cristal, elle devait le retrouver par ses propres moyens. Ce qu’elle fit !

Tu comprendras mon étonnement en constatant qu’en toute innocence (ou ignorance !) j’avais imaginé une histoire qui s’avérait être une authentique pratique d’initiation ou d’apprentissage cherokee !

Ce qui me vint alors suite à cette lecture, c’est une interrogation sur la notion « d’inspiration ». Quel est ce mystérieux processus et qu’est-ce qui agit lorsque nous sommes en train de créer une œuvre d’art (mais aussi notre propre vie) ?

Étymologiquement, « inspirer » vient du latin « inspirare » qui signifie « souffler dans ». « Inspiration » signifie donc « action de souffler dans ». Grâce à notre inspiration, nous faisons entrer en nous, au sens propre, un souffle qui va nous vivifier au point de nous apporter des mots, des musiques, des images, des décisions dont nous n’avions pas conscience. Poursuivant l’analogie ; celui qui au théâtre a la fonction de rappeler le texte à un acteur oublieux est dénommé un « souffleur ». Il apporte les mots que le comédien a perdus.

« Être inspiré » consiste donc à recevoir un souffle et des réponses qui donnent vie à quelque chose. L’inspiration ne vient pas de nous, elle nous est soufflée du dehors, donnée ; à charge pour nous de nous mettre en capacité de la recevoir ; à accepter d'être habité par autre chose que nous-mêmes. Et par le souffle, dans bien des mythologies, vient la vie… (Il est également possible de considérer le fait "d'être inspiré" comme le fait d'être happé, intégré à un autre chose que soi, selon que l'on entende "être inspiré par quelque chose".)

Quel est ce principe extérieur à nous qui dès lors nous nourrit ? Une sorte de sur Soi plus inspiré que nous ? La réactivation d’une mémoire cellulaire et / ou génétique qui viendrait à se réveiller ? Le court-circuitage de nos rationalités ordinaires qui d’un coup n’auraient plus lieu d’être et laisserait place à autre chose ? Des muses comme des présences invisibles qui nous inspireraient ? Des esprits omniprésents qui nous enseigneraient ? Des mémoires enfouies et / ou refoulées qui referaient surface ? Bien imprudent ou téméraire serait celui qui répondrait avec certitude…

Ce dont je peux témoigner c’est que dans ces états modifiés de conscience (et cet état d’inspiration et de disponibilité à autre chose en est un), fréquentes sont les résurgences d’un savoir plus ancien que nous, comme si nous ne faisions que de mettre en lumière des choses que nous savions déjà sans en avoir conscience. Comme s’il s’agissait simplement de révéler un potentiel gisant attendant d’être réveillé. A moins que le vent ne vienne nous murmurer des paroles très anciennes dans la douceur du soir…

Pour ma part, j’ai souvent constaté, tant dans mon travail de conteur, que de musicien, d’écrivain ou de tarologue, des intuitions, des connexions toute-à-fait surprenantes : tel spectacle s’avérant être un spectacle (Le Rêve de l’arbre) témoignant de rituels chamaniques alors même que je ne connaissais pas ces pratiques à l’époque et que j’attendais le prochain rêve pour le poursuivre ; tel livre (la Ballade de Najac) soufflé dans son intégralité un matin au réveil, au point que je n’eus ensuite qu’à retranscrire ce qui m’avait été comme dicté ; telle musique surgissant soudainement sous mes doigts sans que rien ne soit venu l’explorer ou en dessiner les prémisses avant… Et puis ces consultations de Tarot, où, toujours, les cartes tirées correspondent à la réalité du consultant…

Et puisque je parle du Tarot, raconter une autre histoire, où le tirant hier juste avant de partir au tribunal pour rencontrer un juge des tutelles à propos de ma mère, j’ai tiré la Justice. Facile et prévisible m’objecteras-tu. Sauf qu’en entrant dans le bureau de ce jeune magistrat, il y avait derrière son bureau une sorte d’autel sur lequel était posé entre autres objets… un Tarot de Jodorowsky !


Nos circuits neuronaux et sensoriels ayant une fâcheuse tendance à tourner en rond, ils ont besoin parfois d’être redistribués, vivifiés par un élan extérieur. Notre moi social lui aussi enclin à se languir devant ses miroirs a lui aussi intérêt à être bousculé de temps en temps. Quoi de mieux alors qu’un souffle venu du dehors pour revivifier tout ça ? Il suffit de garder quelques fenêtres et portes ouvertes. Alors une intelligence que nous ne soupçonnons pas se met à l’œuvre redonnant vie à ce qui s’était assoupi…

Inspirons donc alors ! A pleine âme et le cœur vibrant. Apprenons à accueillir ces visites d'un autre ailleurs qui nous emplissent de leurs mystérieux trésors pour mieux que nous les repartagions ensuite...

lundi 17 octobre 2016

Nos âmes sont des trapézistes qui ont parfois des cals aux mains

Les Ailes du désir - Wim Wenders


Il est difficile d'accepter totalement le fait, que les choses et les êtres semblent être reliés entre eux par des liens de causalité qui échappent, pour une bonne part, à notre conscience ; comme si l'univers était régi par d'autres logiques que nous ne percevons pas. Ces autres causalités n'excluent pas les liens de cause à effet logiques que nous appréhendons au quotidien, mais s'y ajoutent. Trop souvent nous pouvons constater des coïncidences, des connexions dont l'éclatant éclat rendrait l'explication par le simple hasard plutôt hasardeuse, voire irrationnelle...

Et tout se passe, comme si « grandir », se développer en conscience, revenait ni plus ni moins à élargir nos champs de perception et de compréhension. Grandir, se construire, c'est passer d'un couloir à la ligne d'horizon et de la ligne d'horizon à plus loin encore. Non pour fuir, mais pour habiter des espaces, des champs d'expérience de plus en plus vastes.

Curieuse trajectoire que celle de vivre. Cette expérience éphémère, cruelle tout autant que jouissive, qui nous oblige un jour à mourir. Et curieuse chose, qu'alors que dans le meilleur des cas nous avons passé notre existence à essayer d'ouvrir les portes, les derniers instants semblent focaliser notre conscience sur un faisceau de plus en plus étroit. Peu à peu, la préparation à la mort évince tout ce qui pourrait l'encombrer : les remugles du monde, les conversations mondaines, et même le souci de l'autre.

Le médecin m'a appelé il y a trois jours pour m'informer, et m'associer, au fait, qu'il devenait inutile et déraisonnable de poursuivre les traitements pour ma mère, et que le moment était venu de la mettre sous morphine. Et vois comme la psyché humaine est curieuse : je lui ai répondu et donner mon accord (que je ne regrette en aucune façon) presque comme un automate. J'étais au travail, dans une bulle où les émotions peuvent être mises à distance. Ce n'est qu'après avoir raccroché que je me suis rendu compte ce que cela signifiait et qu'alors la vague émotionnelle est montée. Et ce n'est que plusieurs heures plus tard, en fin de journée, qu'ayant mon frère au téléphone, il a utilisé l'expression de « soins palliatifs » et que j'ai réalisé que c'est de cela qu'il s'agissait. Moi qui suis habituellement si enclin à nommer les choses... Comme si l'émotion, en effet, provoquait sidération et panne de langage. Je n'ai pas nommé de suite ce qui était en jeu.

Si je raconte cela, après l'introduction de ce texte, c'est parce que j'ai compris alors quelque chose d'important. C'est que divers pans a priori distincts de ma vie étaient en fait reliés. La difficulté à trouver une configuration professionnelle qui me permettrait de partir vivre près de l’Émerveillée en ses terres, tous ces projets que je ne parviens à développer comme je le voudrais : les consultations de Tarot, les contes et ce nouveau spectacle dont je n'ai pour l'heure encore pas parlé, cet en-sauvagement social qui me fait me retirer un peu du monde, ces difficultés financières qui me mettent dans divers empêchements... Comme si ce temps d'attente de la mort à venir imposait son tempo. Un tempo lent, profond, souterrain, dense et lourd. Comme si cette attente faisait contagion et recouvrait tout de son linceul, comme le silence après la neige.

Il ne s'agit pas de n'importe quelle mort. Il s'agit de celle de ma mère. Oh non pas que j'eusse avec elle une relation idyllique ! Nous eûmes elle et moi une relation complexe et douloureuse. Mais là, où son départ semble approcher, une part de moi entre comme en résonance empathique avec elle. Comme un ultime travail qu'elle et moi aurions à faire. Quelque chose qui n'est pas de l'ordre de la rationalité psychique, mais d'un travail d'âmes qu'il nous reviendrait d'accomplir.

Ce travail, je le laisse pour l'heure dans le secret des choses. C'est là qu'il doit être, car ces choses ont besoin de mystère comme une voiture d'essence. Je ne sais les raisons objectives qui m'incitent à faire ce travail. Je sais simplement qu'il me revient de passer par là comme si ce deuil à préparer, cet accompagnement à effectuer, devait me permettre de m'émanciper de bien des ombres qui rôdent depuis tant d'années et comme si le départ d'une âme pouvait permettre à la mienne de prendre un autre envol, une fois désentravée des liens qui l'empêchaient...

Et puis, pour terminer ce texte, cette phrase tirée d'un livre absolument magnifique d'une « femme-medicine » amérindienne, Brooke Medicine Eagle (« Marcher sur le chemin sacré de la femme bison blanc » aux éditions Vega) : « La qualité de présence que j'apportais dans une situation était directement proportionnelle à celle que je pouvais en recevoir ». Et c'est bien de cela qu'il s'agit ; travailler sur la qualité de notre présence afin que nous puissions recevoir de chaque événement ce que nous avons besoin d'en apprendre dans sa plus parfaite expression.

mardi 27 septembre 2016

Si vivre est un rêve

La fontaine amoureuse - Guillaume de Machaut

Si vivre est un rêve, combien de rêves faisons-nous en une vie ? Et quel est le prix à payer pour passer d’un rêve à un autre ?

Il y a deux ans, c’est avec une brutalité qui l’étonne encore aujourd’hui que le Voyageur avait été expulsé du rêve qui était alors le sien. Il aurait pu y perdre son âme à jamais, mais il faut croire au contraire que cette expulsion lui aurait été nécessaire ; puisque, au contraire, cette plongée dans les ténèbres de l’âme et du cœur lui avait permis de renouer avec des parts de son âme qu’il avait perdues.

De cette époque de l’après choc, il garde un souvenir en partie flou, étonné quand il relit ses textes d'alors de l’incroyable puissance qui s’en dégageait et qu’il a depuis perdue. Quand il tente d’exprimer ce qui a contribué en quelque sorte à le sauver ; une des choses qui lui revient en premier, c’est cette idée qu’une déflagration aussi énorme ne pouvait être advenue pour rien. Ce fut alors comme un mantra. Au-delà de la douleur, ce qui le faisait tenir : la conviction qu’il y avait quelque chose à comprendre de ce chaos, qu’il en sortirait grandi, réinitialisé, pour ne pas dire ressuscité. C’est de la magie du sens enfin trouvé que renaissent les Phénix.

Ainsi donc, il était comme revenu d’entre les morts, rejouant à sa façon l’épopée mythologique du héros revenu des Enfers. Il s’est au fil des mois reconstruit une vie douce et agréable, riche d’une conscience élargie dans laquelle il respire au plus large.

Mais, ce dont il se rendait compte aujourd’hui, c’est que l’on ne passe pas comme ça d’un rêve à un autre. Ce qui a été coupé doit être en partie renoué, ce qui a été brûlé doit faire place aux jeunes pousses, ce qui a été irrémédiablement perdu doit être remplacé, ce qui a été éclairé comme néfaste doit être évacué, ce qui a été jugé mort doit faire place au renouveau. Entre deux rêves, il y a donc ce tenace et long travail de l’âme qui doit quitter son ancienne gangue pour créer un espace nouveau, un autre potentiel d’accomplissement. Deux ans déjà de ce travail dans un presque repli du monde, comme une ascèse assumée qu’en partie. Revenir des ténèbres pour faire comme avant ? Non merci. Si tout cela « ne s’était pas passé pour rien », il revenait au Voyageur d’aller jusqu’au bout de la mue, car sinon à quoi bon ?

Ce qui était en train de naître était une autre façon d’être au monde ; une nouvelle vie, un nouveau métier, une nouvelle histoire d’amour, une nouvelle mission de vie, des curiosités plus sélectives, une nouvelle lucidité sur ce qui l’anime. Il était bavard ? Le voilà silencieux. Il aimait s'occuper des affaires du monde ? Il s'en éloigne. Il aimait les fêtes et le bruit ? Il va vers le silence et la solitude. Il avait une passion pour les spectacles. Ceux-ci l'ennuient trop souvent. Il aimait débattre jusqu'à plus soif ? Il ressent de moins en moins le besoin d'avoir raison... Il essayait de n’être plus dupe de rien, autant que cela soit possible, et, tout en faisant en sorte de se maltraiter le moins possible, il s’observait et s’imposait une discipline assez rigoureuse. Réveil à six heures tous les matins, étirements, méditation, pratiques sur la voie du Tambour, exploration de nouveaux espaces aux vertigineux possibles, nouveau rapport au monde, nouvelle façon d’être au monde, renaissance… Il essayait de ne s’enfermer dans rien évitant de faire de ses croyances des certitudes, de ce qu’il comprenait un outil de pouvoir. Il mettait au monde un nouveau lui-même, meilleur, plus proche de son âme, comme nettoyé du dedans, plus aimant et plus libre aussi.

Cette voie du Tambour sur laquelle il allait maintenant l’obligeait, à sa façon, dans cette conviction que sur ce chemin, ce qui nous était offert l’était en proportion du travail intérieur que nous faisions. Il ne s’agissait pas que de se servir, il s’agissait de servir aussi. D’élargir en nous pour faire entrer l’immense, d'ouvrir en grand pour que la lumière rentre, de mettre à jour nos ténèbres pour qu'ils perdent de leur pouvoir. C’était là chose difficile à appréhender pour qui n’était pas dans cet espace-là, et il n’essayait plus depuis longtemps de justifier quoi que ce soit, ayant fait le tour de pas mal d’identifications par définition illusoires… Il avait été, dans l’ordre, musicien, directeur culturel, conteur-écrivain, tarologue, comme autant de vêtements sociaux qu’il enfilait et comme autant de personnages dont il endossait les rôles. Il apprenait dorénavant à développer quelques-uns de ses dons, à les servir même parfois, mais sans qu’il n’y ait plus aucune identification au rôle, ni saisie. Juste un travail à faire, une vocation à faire vivre, un espace libre et ouvert dans lequel il évoluait… C’est presque un koan zen : qu’est-ce qui nous meut quand ce n’est plus l’identification égotiste à une fonction ? C’est quoi, par exemple, « être conteur » quand on a plus besoin d’être reconnu dans cette enveloppe sociale ? Voire que l’on n’en fait plus une nécessité intérieure ?

De cette mise au monde en un nouveau rêve, l’essentiel n’était pas encore abouti. C’était un travail en cours, avec ses hauts (souvent) et ses bas (souvent). Un travail sur ses limites. Paradoxe des situations de mise à nu : les possibles que cela libère viennent se fracasser contre nos propres limites.

Le Voyageur se sentait entre deux rêves. Une pousse survivante d’un feu de forêt et déplacée sur un autre terrain. Tout cela n’avait pas encore pris, tout cela était encore dans les germes d’un rêve, mais, il n’en doutait pas, bientôt tout cela s’accomplirait dans la matière. Alors ce serait le véritable début de sa nouvelle vie en son nouveau rêve. Il apprenait à accepter que cela prenne du temps, d’autant plus taraudé par l’âge qui avance. Équation malhabile : apprendre à prendre son temps quand on sait que le temps imparti s’amoindrit. Se dire alors, que l’important n’est pas de tout réaliser en une vie, mais d’essayer d’aller, non pas le plus loin possible - c’est excessif- ; mais le mieux possible, -c’est plus sain. L’espace semble infini et les myriades de rêves possibles aussi. C’est dans cet espace de potentiels que l’âme exulte. On peut pourtant se choisir un rêve que l’on croit être le nôtre et qui ne l’est pas. On peut se tromper de rêve et prendre par mégarde celui d’un autre. On peut être brûlé par notre rêve si on ne se respecte pas suffisamment. On peut confondre rêve et cauchemar si le rêve choisi n’est pas suffisamment aimant des êtres de ce monde. Il faut écouter mille voix avant d’entendre la nôtre. Il faut écouter la nôtre pour entendre la grande voix du monde… Alors, viennent les chants…



dimanche 11 septembre 2016

Apprendre à vivre


Entre le grand âge et le grand départ, il y a comme une zone grise, un indéterminé, un mystère, dont somme toute, on parle peu, qui peuvent durer longtemps, et qui nous laissent démunis et malhabiles.

Grande confusion cognitive, corps souffrant, échappant à tout contrôle, réduisant petit à petit toutes ses fonctions, langage qui peu à peu disparaît, mémoire qui s'envole...
De celles et ceux qui traversent cette zone, nous sommes souvent les enfants. Ils nous ont donné la vie, nous ont élevés plus ou moins bien, ou pour le moins autant qu'ils le pouvaient, et par ce retournement face auquel toute dérobade serait trahison, ils attendent maintenant que nous fassions pour eux ce qu'ils ont fait pour nous.
Ils demandent des soins, pour lesquels l'expertise nous manque. Ils demandent une présence permanente que nous ne pouvons de toute façon donner, alors nous allons les voir, quand nous le pouvons, dans ces maisons de retraite au nom à consonance administrative : les EPADH Établissements pour personnes âgées dépendantes ou handicapées.

Être en ces lieux nous oblige à la Présence. Parce que lorsqu'il n'y a plus les mots possibles -ou si peu-, quand les paroles de réconfort peuvent très vite sonner faux, il ne reste que la Présence. Quand il n'y a plus de mots à échanger, plus d'idées sur lesquelles discuter, plus de projets à faire et de moins en moins de souvenirs, il reste la présence du cœur. Et aussi, oui, parfois la peur.

Devrai-je moi aussi en mes derniers mois ou années, vivre cette souffrance-là, ce corps qui se dérobe à moi y compris dans ses aspects les plus socialement humiliants, cette disparition progressive au monde ? Moi, qui, comme tout le monde, rêverais d'une fin tranquille et paisible... Et pourtant la douleur, terrible, lancinante... On pense en général  maladies fatales, mais il n'y a pas que celles-ci... Bien des contextes aboutissent au fait qu'une personne ne supporte plus d'être touchée, même légèrement, sans crier de douleur... Avec pour conséquence de rendre même les caresses et les gestes d'aide difficiles. Et cet appétit qui disparaît alors que l'envie de vivre est encore là ; et ces jambes et ces bras bleu foncé tirant vers le noir ; et ce corps qui ne nous porte plus ; devrai-je moi aussi en passer par là ?

Oui, il y a le désemparement et il y a la peur. Mais au-delà ? Car ceux qui meurent sont là pour nous apprendre à vivre. Et en ces corps décharnés, et en ces êtres ayant parfois égaré leur raison, il y a encore de cette étincelle de vie, déposée en eux au moment de leur conception qui ne s'éteindra qu'au tout dernier moment (et même peut-être après ?). Et cette étincelle là, il faut l'honorer et la servir jusqu'au bout du voyage. C'est à elle qu'il faut s'adresser. C'est elle qui fait, qu'encore et parfois contre toute raison, la vie s'acharne et renâcle à partir. Jusqu'à très tard dans le processus inexorable, il est encore possible de voir ce que fut la personne que l'on visite.

Les médecins et les équipes soignantes s'occupent -pour ce que j'en connais avec un grand dévouement et un grand professionnalisme- des corps et des fonctions vitales : dormir, se soigner, manger (quand c'est possible), boire, être confortablement installé, être propre... Mais qui s'occupe de leur âme ? Qui parle à l'étincelle qui est encore en eux ? Je pose des questions sans avoir les réponses...

Hier, en méditation après l'avoir vue la veille, j'ai été traversé, littéralement, par la douleur immense de ce que vivait ma vieille maman. Son désarroi, sa souffrance, sa peur, sa solitude affective et cet élan encore en elle. Ce fut sur le coup terrassant. Un exercice de compassion et d'empathie grandeur réelle qui me laissa exsangue. Et puis, immédiatement après cette expérience terrible, une injonction : elle n'a pas besoin que tu rajoutes de la souffrance à sa souffrance. Tu n'as pas à devenir sa souffrance. Elle a besoin de sentir en toi, au contraire, circuler la vie dans toute sa splendeur. C'est cela qui l'aidera. Et d'un seul coup, observer tranquillement ce qui m'avait traversé. L'accepter, le considérer mais ne pas m'y abandonner émotionnellement...

Cela m'a rappelé un propos de Matthieu Ricard interrogé peu de temps après le séisme au Népal, et qui disait : « bien sûr que j'ai pleuré, mais très vite, je me suis dit que ce dont les népalais avaient besoin ce n'était pas de mes larmes, mais de l'aide que je pouvais leur apporter. ».

La notion bouddhiste de « non-attachement » est parfois perçue en occident comme un appel à d'indifférence. Cette confusion trompeuse parfois en méditation, quand tu ne ressens rien et que tu te dis : « super, c'est cela la sagesse ! ». C'est sans doute pour cela que le bouddhisme insiste tant sur la compassion, l'amour et l'empathie. Mais même ce concept de compassion peut être mal compris. Il ne s'agit pas de prendre sur soi de la douleur de l'autre en pensant la porter à sa place ou avec lui. Il s'agit de ressentir empathiquement dans un élan d'amour ce que l'autre ressent, de le recevoir avec lui mais sans obscurcir en nous notre potentiel de vie, c'est-à-dire en ne le saisissant pas et en revenant rapidement à notre calme intérieur qui est l'état originel de l'esprit. Alors, alors seulement, nous pouvons être dans une authentique relation d'aide. Nous devons servir et honorer en nous la vie qui nous traverse pour pouvoir venir en aide à ceux qui approchent de la mort ou qui souffrent tout en étant en pleine présence et en pleine conscience avec eux.

Des expériences en laboratoire ont montré que lorsque l'on montre des images d'êtres souffrant à de grands méditants bouddhistes, la réaction émotionnelle sur le moment est extraordinairement plus forte que chez d'autres personnes ne pratiquant pas, mais qu'elle dure beaucoup moins longtemps. C'est-à dire qu'à leur capacité d'empathie exacerbée, correspond une maîtrise de l'esprit en proportion ! Là me semble t-il est la sagesse...

La présence de la mort qui rôde est une grande enseignante qu'il convient de respecter comme il se doit. Travailler à accepter notre propre mort revient à accepter de vivre pleinement. Reste cette énigme du grand âge et des derniers mois. De quel travail profond et mystérieux l'âme ressent-elle la nécessité ? Et pourquoi ? Pourquoi cette souffrance du corps ? De quoi est-elle l’initiatrice ?

Ma vieille maman sur son matelas d'eau. Quel chemin tortueux et parfois incompris, avons-nous parcouru ensemble ! Arriverais-je un jour à te formuler ma reconnaissance et peut-être mon amour ?
Ce que tu vis, m'oblige à travailler. C'est là, peut-être, un des deniers cadeaux que tu me fais...



jeudi 1 septembre 2016

Un élan en commun



Je fus un enfant rêveur, sérieux (trop) et plutôt contemplatif. Je vivais (et parfois survivais) traversé de pensées et d'émotions sur lesquelles je ne pouvais pas toujours mettre les mots. L'une d'entre elles m'a habité très tôt : celle consistant à me dire que, quoique que je fasse, je ne pourrais jamais me mettre à la place d'un autre, entrer dans sa tête et ressentir ce qu'il ressent. Une sorte de frontière infranchissable qui rendrait l'autre à jamais comme un mystère, une autre rive. Je devais avoir, la première fois que cela m'a traversé, peut-être sept, huit ans, je ne sais plus. Mais je sais que de ce jour, j'ai investi une bonne partie de mon énergie psychique à tenter de réduire cette barrière-là, cet infranchissable énigme de l'autre. Et si je n'ai jamais, bien sûr, pu entrer dans la tête d'un voisin ou de qui que ce soit d'autre, j'ai vraiment essayé de comprendre comment chacun fonctionnait, avec bien sûr plus ou moins de succès...

De cette préoccupation a découlé, bien plus tard, une autre réflexion. Celle consistant à me dire que si je ne pouvais me mettre totalement à la place de l'autre, je pouvais m'en approcher suffisamment pour le comprendre, et que, pour ce faire, il y avait deux voies : une -efficace, consistant à tenter de le comprendre par la raison (ce que les chercheurs en neurosciences appelle -je l'apprendrai bien plus tard- « adopter la perspective cognitive de l'autre ») ; et une autre -royale, qui est la voie de l'empathie, de l'altruisme et de l'amour, c'est-à-dire cette capacité à me mettre émotionnellement à la place de l'autre et à entrer en résonance avec lui. Toutefois, les choses du cœur étant pleine de pièges, nombreux sont les obstacles et les malentendus ; deux des plus notables étant la possibilité de... se perdre soi-même, ou bien encore de ne projeter sur l'autre que nos propres dérives.

Et puis l'autre jour, lisant un livre de Matthieu Ricard et Tania Singer « Vers une société altruiste » (entretiens avec le Dalaï Lama – "la rencontre historique du Dalaï Lama avec des scientifiques et des économistes" chez Pocket), je suis tombé sur un texte qui a en quelque sorte remis quelques pièces du puzzle à leurs places.

Car si je veux entrer en profonde relation empathique avec l'autre, la meilleure solution est d'identifier le, ou les points, que nous avons en commun. Il est donc intéressant de réfléchir à cette question : y a t-il une chose que tous les humains, voire tous les êtres sensibles aient en commun ? Il y a la vie et la mort bien sûr, un élan vital à assurer sa propre survie, mais il y a autre chose. Quelque chose d'incroyablement simple et évident : tout être humain (et là encore tout être sensible) souhaite accéder au bonheur. Tout être vivant a une quête commune avec tous les autres : celle du bonheur et du bien-être. Que ce bonheur consiste à avoir le ventre plein, une tanière sécure, un écran plat, une grosse voiture, une belle maison, une réalisation spirituelle, une vie sexuelle débridée, un amour parfait... Partant de ce principe consistant à se dire face à un autre être : « ainsi, est-il comme moi, il ne souhaite qu'une seule chose : accéder au bonheur », j'en fais en quelque sorte mon égal nous reconnaissant une identité commune. Par là-même, j'élimine en partie les notions d'appartenance à un groupe, ou de rejet d'un autre, ou d'un groupe, que je jugerais « étrangers ».

Ce positionnement, a priori anodin est cependant très puissant au quotidien. Il permet entre autre de réguler et d'équilibrer bien des situations. Comme lorsque par exemple nous sommes en contact avec des personnes qui de toute évidence, et en fonction de nos grilles de lectures personnelles, semblent faire n'importe quoi de leur vie et que, par cette perception que nous avons, nous nous mettons alors dans une position haute du genre : « mais quel imbécile il fait, ne voit-il pas qu'il se trompe ? ». Dans ce cas, nous pouvons bien sûr parfois être dans le juste quant à l'analyse de la situation -voire même parfois être de bon conseil-, mais par le simple fait de cette relation déséquilibrée, voire légèrement moqueuse ou condescendante, nous rendons toute réelle empathie bienveillante impossible et nous nous coupons de la voie de notre cœur.

Par contre, par exemple et au hasard, si face à un jeune homme tout fier d'exhiber sa Peugeot 206 twinnée à jantes larges et à pot d'échappement d'avion à réaction, je perçois, non pas un idiot immature, mais simplement un être comme moi qui à sa manière cherche le bonheur et pense (même maladroitement) le trouver dans sa passion automobile, alors, je peux réellement entrer avec lui dans une relation de plein pied, en équanimité, et créer ainsi une vraie relation qui pourra (ou pas...) s'avérer fructueuse. Plus extrême encore : un criminel, probablement, commet des actions néfastes mu par le même élan, même si cela est fait au détriment direct de quelqu'un d'autre ou de la collectivité.

Ce travail sur l'égalité et la relation de cœur à cœur est vraiment puissante, car ainsi, je vois en chacun un semblable quand bien même celui-ci emprunterait-il des voies qui me paraîtraient des plus insensées...

Cela bien sûr n'implique en aucun cas une acceptation inconditionnelle des actes de l'autre, mais consiste simplement à reconnaître, même chez le pire des criminels, une humanité commune à la mienne, puisque justement, chacun à notre manière poursuivons une même quête. Serait-il possible de postuler que tout humain au comportement prédateur, quel qu'il soit et que cette prédation soit légale ou non, manquerait sans doute de cette capacité à se mettre à la place de l'autre et ainsi à le reconnaître comme un « autre lui-même » ?

Il est bien sûr tentant d'ajouter une pensée du type « ah bonheur que de carnages ne commet-on pas en ton nom !». Oui, sans doute. Car dans cette quête du bonheur et du bien-être, innombrables nous sommes à nous être souvent trompé. Cet élan maladroit-là, commun à tous, à toi, à moi, nous devons sans cesse y réfléchir et l'appréhender chez ceux que nous rencontrons. Ainsi se feront les belles rencontres !

Nous apprenons à lire et à compter, nous apprenons des métiers ; et c'est très bien. Mais nous restons trop souvent comme de parfaits ignorants quant à la Présence au Cœur. Une expression en ce moment a le vent en poupe : « être dans le cœur ». Il nous revient d'apprendre à l'être, tant ce monde à feu et à sang en a besoin tout autant que nous-mêmes en ressentons le besoin urgent...








vendredi 5 août 2016

Parce que mieux vaut allumer une bougie que de maudire les ténèbres


Photo : Jean Pierre Dutilleux

Parfois, il faudrait accepter de ne plus se sentir obligés d’avoir un avis sur tout mais de simplement témoigner de ce que nous sommes. 

En cette période où l’ombre, et son cortège funèbre l’accompagnant, sont omniprésents : barbarie, sang, peurs, violences, brutalité, rejet, simplisme, manichéisme, raccourcis hâtifs, nationalisme, populisme, intolérance… il nous revient d’assumer pleinement ce que nous sommes ; nous hommes et femmes de « bonne volonté ».

Parce que la peur suspend la pensée, il nous revient de continuer à penser.

Parce que cette peur pousse au simplisme, il nous appartient de continuer à penser complexe.

Parce que la violence incite à la haine, il nous revient de ne pas nous laisser happer par elle.

Parce que ce lent harcèlement de la terreur nous pousse à la panique et à une fébrilité d’automates, il nous revient de revenir à la présence de l’instant, à la lenteur et à la mise à distance de nos émotions les plus réactives.

Parce que la panique réduit l’espace mentale et géographique, il nous revient de continuer de penser large.

Parce que le mal morcelle, il nous appartient de suivre notre chemin de reliance au vivant et aux êtres qui nous entourent.

Parce que la guerre subie nous incite à prendre les armes, il nous appartient de chercher ce qui relie les Hommes plutôt que de cultiver les zones de clivage (ce qui n’a rien à voir ni avec l’excuse ni avec le fait qu’il ne faille jamais prendre les armes, en insistant sur le fait que faire la guerre sans préparer la paix est une spirale sans fin).

Parce que l’inhumanité se nourrit de la barbarie, il nous revient de cultiver l’humanisme le plus lucide.

Parce qu’en ces temps où ne sont entendus que ceux qui hurlent plus forts que les autres, il nous faut faire confiance à la force d’un murmure amplifié par des millions d’autres murmures.

Nous devons continuer de témoigner, en ces temps où la barbarie repointe ses dents de charognard, qu’il est possible, juste et nécessaire  de continuer de cultiver certaines valeurs : l’amour, le respect de l’autre, l’attention portée à la Vie, la modestie (qui n’est pas l’auto dénigrement), le travail sur soi, la relativité des croyances, la modération… Tout en prenant toutes les dispositions nécessaires bien sûr pour assurer notre sécurité.

Si il y a bien une chose à quoi nous oblige la barbarie mondialisée prônée par quelques fous d’un dieu qui n’en demandait pas tant, c’est bien de tenter de rester intelligents, même devant l’impensable. Quand bien même cet impensable revienne à constater et accepter  que notre « culture », notre « sens du bien », sont extraordinairement fragiles et qu’il suffit d’un rien pour faire d’un charmant garçon un tueur qui commettra l’inimaginable. Nous l’avons vu récemment tant de fois dans l’histoire : en Allemagne, en Chine, en URSS, au Rwanda, au Cambodge… Cela n’exonère en rien les tueurs de leur propre responsabilité, mais nous devons aussi regarder cet aspect de l’humain dans le profond de nous-mêmes.

A cette obligation de continuer de penser et de comprendre (ce qui, une fois encore, ne vaut pas excuse), s’ajoute le devoir pour chacun et chacune de témoigner de sa propre lumière. Parce que la barbarie, partout où elle va n’a d’autre but que celui d’éteindre la lumière du monde. Le moment est venu à ce que tous les hommes et femmes de « bonne volonté » se fassent entendre.

En fait le cadeau le plus coûteux que nous puissions faire à ces fous, serait d’éteindre en nous cet appel de l’amour et de la Vie. A chaque fois que nous éteignons en nous notre lumière, nous leur faisons gage de leur puissance. Et à ce titre la peur est une arme de destruction massive…

Je suis donc enjoint pour ma part, qui aime à me qualifier « d’homme de paroles » à développer et faire savoir, encore plus qu’avant peut-être, ce à quoi je crois : la pensée, l’intelligence, l’amour, la bienveillance, l’attachement à l’état de droit, les possibilités de développer une autre façon de vivre, de produire, de consommer, de cultiver, de vivre ensemble…, la coopération plutôt que la compétition, l’art, les histoires, la musique… l’intériorité comme un contact avec notre source, la quête de soi et d’une juste place dans le monde, la plénitude et la conscience face à l’hystérie de l’urgence, le soin porté à l’autre dans des pratiques de guérison tant psychiques que physiques, l’exploration de toutes les dimensions de la Vie et de l’existence humaine, pour peu qu’elles ne nuisent pas à mon prochain…

A chacun de nous résident deux forces : l’une qui voudrait dominer le monde et une autre qui voudrait le guérir ; et nous devons toutes les deux les regarder en face…


Parce que notre monde, notre pays, me semblent à un moment tragiquement charnière de son histoire, je crois nécessaire aujourd’hui que le plus grand nombre témoigne de cet engagement, de ces valeurs, en fonction de ce que chacun est, lucidement, sans angélisme aucun. Juste pour que la petite lumière vacillante de s’éteigne pas…

vendredi 10 juin 2016

De là d'où...


" Libro della natura degli animali, XIIème "


"J'ai du reconnaître que ce que j'appelais autrefois mon âme, n'avait absolument pas été mon âme, mais une construction doctrinale sans vie. Il a donc fallu que je parle à mon âme comme à quelque chose de lointain et d'inconnu qui n'existe pas par moi mais par qui j'existe. » Le Livre Rouge de C.G. Jung."

En fait, nous faisons ce que fait le corbeau sur l’image : nous élargissons notre ciel au fur et à mesure que nous allumons des étoiles(1).

C’est un travail de conscience que nous sommes loin de faire en toute conscience, tant une bonne part de ce travail nous échappe complètement(2). Car que maîtrisons-nous exactement dans ce travail de l’âme ? Qui travaille ? Habitons-nous ou sommes-nous habités ?

Dans ce travail de la conscience qui cherche, explore et grandit ; il nous revient d’apprendre à d’abord inviter bien plus qu’à décider. Car en invitant nous ouvrons la possibilité que quelque chose que nous n’ayons pas prévu advienne ; alors qu’en décidant, nous posons bien sûr des actes mais sans savoir exactement si « ce qui a décidé » est réellement le plus légitime et le plus pertinent.

Et comme nous sommes multiples, pour ne pas dire surpeuplés de l’intérieur, poser la question de qui décide en soi, revient à poser la question de : « de quel endroit en ce moment suis-je en train d’agir ? ». Suis-je en train d’agir (penser, faire, vouloir etc…) à partir de l’enfant triste en moi ? Suis-je en train de le faire à partir de ma zone de frustration ? De ma part conquérante ? Rêveuse ? Le fais-je à partir de ma part rationnelle ou de mes capacités d’intuition ? Comment savoir si ce qui décide en soi est réellement en phase avec ce que j’ai besoin pour me sentir heureux, en paix et dans mon plein potentiel ? Par qui et par quoi suis-je agit ? Par une part qui me veut du bien ou par une autre bien plus toxique ?

C'est pourquoi beaucoup d’injonctions dans la littérature du développement personnel, du type « soyez vous-mêmes », « prenez les bonnes décisions », « devenez maître de votre vie » fonctionnent plus comme des incantations que de réelles aides à grandir. Car elles impliquent d’avoir au préalable les bonnes réponses à ces questions.

Par ailleurs, il y a derrière ces injonctions une vision mécaniste et fonctionnelle de la psyché humaine que les faits contredisent constamment. La psyché humaine ne fonctionne pas dans une sorte de rationalité mathématique de bon aloi. Elle procède par symbolisation ritualisation, intuitions, gestation et fulgurances. Elle est comme un être vivant, un animal protéiforme qui vit sa propre vie en fonction de ce avec quoi nous le nourrissons. Pour paraphraser Jung parlant de l’âme, nous existons par lui, bien plus qu’il n’existe par nous. J’aime cette idée que nous sommes habités d’une présence, d’un appel, que nous pouvons appeler « âme » avec lesquels nous co-élaborons nos existences. Que nous nous séparions d’eux, que nous ne les respections pas dans leurs besoins, et alors nos vies peuvent devenir désolation (Et notre époque qui s’en est coupée pourrait si elle le pouvait en témoigner).

Nous devons donc agir à partir de ce quelque chose qui est un peu plus que nous-mêmes. Cette part qui est ce que nous sommes profondément, mais bien plus encore. La question étant dès lors : comment la trouver et l’identifier ? Comment se connecter à notre totalité -ou pour le moins, à notre appel profond- celui qui connaît nos besoins, le chemin qu’il conviendrait que nous empruntions ? Celui qui ne nous mènera pas sur des pistes infructueuses ? En fait, nous nous posons souvent de bonnes questions mais ne les posons pas toujours à la part de nous qui saurait y répondre ! Ou bien encore, nous la posons en ayant décidé au préalable de la réponse à donner !

Entrer dans cet espace d’écoute « d’un inconnu à découvrir » exige à la fois pieds sur terre et tête dans les étoiles, ainsi qu’une capacité à trouver alors que nous ne savons pas exactement quoi chercher. C’est un travail d’ouverture de portes et de possibles, une danse avec l’incertain et l’improbable, un cheminement avec le mystère. C’est une invitation à laisser entrer quelque chose que dans un premier temps nous n’appréhendons pas. L’acceptation, suivie d’un abandon, qu’en nous repose un potentiel qui sait ce vers quoi nous devons aller pour notre accomplissement le plus haut.

Entrer sur ce chemin, c’est comme entrer dans une matrice dans laquelle la métaphore physiologique est on ne peut plus opérante : gestation, attente, digestion, préparation, mise au monde, évacuation, respiration, cycles, mise au monde, vision, aveuglement… Tout un lexique du vivant qui est celui de la psyché et de l’âme.

Pas de chemins tout tracés, pas de plannings prévisionnels, la psyché décide de ses rythmes et de ses besoins. Elle exige aussi silence et retrait du monde. Elle impose ses cycles à la raison. Et puis, entrer dans cet espace, c'est accepter de rendre caduque une immense part des questionnements qui nous agissaient auparavant, comme un grand nettoyage par le vide !

Je suis sur ce chemin-là. En ce moment, peu de mots, peu de projets à courts termes, et même peu de créativité. Une graine germant en terre, invisible à l’œil et silencieuse au monde. Être pour un temps un potentiel en devenir, un incertain sûr de lui. Je vous tiendrai au courant des premières pousses…

(1) : En fait, à bien regarder l'image après coup, il se pourrait que l'oiseau -au contraire- cache peu à peu les étoiles. Mais comme ce n'est pas ce que j'ai vu en premier, je ne change pas le texte !

(2) : Actuellement, les neurosciences affirment que 96 % du fonctionnement de notre cerveau échappent à notre fonctionnement conscient !