dimanche 24 novembre 2019

Les leçons de Panda le Malin - n° 6


Si je devais partir avant toi,
n'oublie pas que la vie n'a pas besoin de ton chagrin.
Demeure dans la joie.
C'est la meilleure façon de rester fidèle à ce que nous aurons été.
Seule le Vie honore la Vie.


dimanche 17 novembre 2019

jeudi 14 novembre 2019

L'amour est un portail qui ouvre sur le ciel

John C Adams Meteoric Shower as seen off Cape Florida The Midnight Sky Edwin Dunkin 1891

Mon cher Jean Paul,

J’ai bien reçu ta lettre, et crois bien que je comprends ta peine. Les chagrins de cœur font partie des choses les plus partagées et sont un incontournable auquel personne ne peut se dérober. Même les mystiques semble t-il ont parfois des relations complexes avec leur dieu...

Nous en avions parlé il y a longtemps et tu connais mon hypothèse : si l’amour quand il point semble immense et nous ouvrir l’âme, au quotidien, nous n’aimons plus avec lui mais avec nos faiblesses, nos manques, nos blessures, qui prennent alors le relais, en général pour le pire. Personne ne nous apprend à aimer, personne ne nous apprend à faire vivre cette relation à l’autre, tout comme personne ne nous apprend à élever nos enfants. Nous devons nous débrouiller et accepter d’y voir une de nos dernières grandes aventures envisageables. L’homme a exploré le moindre recoin de notre planète et même bien au-delà, mais l’immensité et le mystère du cœur restent à jamais inexplorables en totalité.

Oui bien sûr, me diras-tu, il existe des milliers de livres pour nous expliquer ce qu’il faudrait faire, ou pour nous faire observer ce que nous devrions comprendre et mettre en œuvre. Bien sûr, ces livres sont indispensables, et crois-moi, j’en ai lu plus d’un à une époque. Mais vois-tu je me suis réveillé un matin récent avec la phrase suivante (oui, les phrases qui sont là au réveil quand nous ouvrons les yeux nous sont soufflées par les profondeurs de la nuit et sont à honorer comme des reliques) : « l’amour est un portail qui ouvre sur le ciel ».

« L’amour est un portail qui ouvre sur le ciel ».

Cette phrase, je te l’avoue, sur le coup m’a soufflé. Et puis, faute de l’avoir notée à temps je l’ai oubliée, et puis retrouvée. Mais qu’appelons-nous « amour » ? Je sais qu’en cet instant je pose la question à un ami qui vient de clore une relation de plus de dix ans et sans doute ta réponse sera t’elle un poil amère. Oui, qu’appelons-nous en général « amour » ? Une attirance forte pour une autre personne, un lien singulier, un sentiment qui parfois nous brûle et parfois nous comble, une transcendance du sentiment, une empathie inconditionnelle pour l’être aimé… et que sais-je encore… Mais aussi, derrière ce mot, combien de transactions relationnelles infantiles ? (« Si je t’aime tu dois m’aimer », « tu dois remplir ma vie », « si je te donne ça, tu dois me donner la même chose », « tu dois me protéger comme le faisait ma mère ou mon père », et toute une interminable litanie…) Combien de liens de dépendance ? De prédation même parfois ? Combien de dévalorisations de l’autre ? D’enfant apeuré tel un fantôme tapi dans un adulte ? Combien de malentendus ? D’histoires reposant sur des fariboles auxquelles on a besoin de croire ? Ah il est parfois loin « le portail qui ouvre sur le ciel » !

Mais vois-tu, je crois que j’ai compris quelque chose. Je ne saurais te dire avec certitude si cela te sera utile ou pas, mais je te le dis quand même, peut-être pour un autre jour, une autre fois…

Oui, il y a des milliers de livres et de films, et de séances chez le psy, pour tenter d’éclairer la vie amoureuse, pour retrouver, même un peu, de la lumière perdue des premiers jours. Tous analysent, décortiquent, objectivent, rationalisent, et bien sûr que tout cela est important, mais il y a autre chose. Un autre chose qui au fur et à mesure que je le découvre est d’une évidence presque sidérante. Tu le sais : j’ai rencontré depuis peu une magnifique Fileuse de joies. Elle rend mon cœur plus grand. Et à cette occasion j’ai eu une intuition.

Et si ce n’était pas nous qui construisions, en fonction de notre histoire, ce que l’on appelle « l’amour » ? Si ce sentiment magnifique baignait et irriguait jusqu’au moindre atome l’univers dans lequel nous vivons ? Et si nous en étions coupés la plupart du temps et que nous parvenions à nous y connecter grâce, justement, à ce qui se passe en nous quand nous rencontrons un être que nous aimons ? Si ce que nous appelons « la rencontre amoureuse » ne produisait pas de l’amour, mais tout simplement nous connectait à un fréquence, à une matrice d’amour, desquelles nous sommes en général éloignés ? Questions pour moi vertigineuses. Un peu comme cette hypothèse scientifique, de plus en plus prégnante, qui postule que ce ne serait pas le cerveau qui génère la conscience, mais que cette dernière serait extérieure à nous, le cerveau fonctionnant alors comme « une antenne de télé » qui la capterait.

Alors j’ai essayé, et l’expérience s’avère magnifique. Je te conseille, mon cher Jean Paul, la même pratique la prochaine fois où tu rencontreras quelqu’un. Si nous ne produisons pas nous même cette vibration et ce élan que l’on appelle l’amour, mais que cet amour est en quelque sorte consubstantiel à l’univers qui nous entoure ; si l’amour entre deux êtres nous permet de nous y connecter ; alors il suffit d’être vigilant à juste être dans cette présence-là. Présence à l’autre (bien sûr!) mais aussi, tout simplement, se mettre en disponibilité à cette présence pure d’amour qui alors nous inonde. Il suffit d’être là, pleinement présent, pleinement relié à cette énergie vibrante, douce et forte en même temps, à cette plénitude. Il n’y a dès lors plus de transactions émotionnelles avec l’autre, plus de ces ressacs douloureux d’un passé mal enfoui. Juste une présence à l’amour dans lequel nous baignons et que le miracle d’une relation avec une personne aimée nous permet d’appréhender pleinement. Alors, il n’y a plus de manque, juste une plénitude tranquille. En faisant cela, tu pourras constater que reculent alors tes ombres et tous tes mécanismes psychiques si prompts à s’imposer. Dans cette vision, ce n'est plus la relation qui créé l'amour, c'est l'amour qui vient irriguer la relation grâce à la fréquence qu'elle génère.

Fais l’expérience un jour. Et sois vigilant à ces moments où tu perds le contact avec cette irradiante présence. Tu constateras alors que c’est aussi dans ces instants-là que tu sens se réactiver en toi le poids de tes souffrances affectives passées et la sensation de t'éloigner du cœur aimé de l’autre.

Oui, mon ami, l’amour est un portail qui ouvre sur le ciel et rend nos cœurs plus grands. Non pas l’amour pesé à l’aune de nos faiblesses, mais celui intact, intarissable, infini, dans lequel nous baignons. Remercions alors, du fond de notre cœur, l’autre d’être là, présent dans notre vie, car grâce à lui, nous nous connectons à un miracle. Il n’y a dès lors, rien à construire, rien à comprendre, rien à chercher, rien à faire. Juste ouvrir son âme et son cœur, comme un réceptacle divin, à l’amour qui nous baigne.

Je te souhaite de traverser l’épreuve que tu vis avec le courage et la ténacité que je te connais. Profite de cette période de solitude pour nettoyer en toi ce qui doit l’être, pour éclairer ce que tu viens de vivre, pour comprendre ce que tu as à comprendre. Chaque histoire d’amour est comme une case sur un jeu de l’oie qui nous rapproche d’un accomplissement à venir. Et tu sais quoi ? Je crois bien que cette expérience de la présence inconditionnelle à l’amour dont je viens de te parler fait partie des dernières cases du jeu !

Je t’embrasse mon cher ami et à bientôt.

Ton ami.

samedi 19 octobre 2019

Les leçons de Panda le Malin n°5


"Juste vivre, 
paisible,
dans la beauté silencieuse
des choses et de l'amour."


La Parole conteuse est une Parole aimante qui dessine des chemins dans notre esprit

Gilles Ehrmann (1928 - 2005) - Hypolite masse la sirène cornette

Cela fait un moment que je n’ai pas écrit sur le conte. Pour une raison très simple en fait : c’est qu’à un moment de ma vie récente j’ai voulu arrêter, passer à autre chose. Le constat d’un trop grand décalage entre ce que que j’avais envie de faire et les attentes d’un « marché » (c’est pourtant bien le mot qui convient) de plus en plus exsangue et normatif.

Et puis, je n’ai finalement pas arrêté le conte pour une autre raison toute aussi simple : c’est que je ne peux pas faire autrement que de conter, et que des contes ne cessent de me solliciter pour fleurir de par le monde. Simplement, peu à peu, les choses ont évolué et, résolument, je ne suis plus dans le « business » que tout artiste connaît si bien pour le meilleur et pour le pire : démarcher, faire son trou, réseauter dans l’espoir d’être reconnu dans le milieu de de toucher quelques décideurs importants… Je conte et c’est tout. On me demande : je conte. On ne me demande pas : je ne conte pas et ce n’est pas un drame. Je ne veux plus solliciter, justifier ma démarche, rassurer sur le fait que ça peut plaire et ainsi de suite…

En ce moment, je travaille un conte qui s’appelle le Chevalier dormant. Une merveille rare et bien cachée que j’ai découverte par l’entremise d’une Marraine de cœur et de conte : Patricia Gaillard. Dix ans, au moins, que je tourne autour de ce conte. Je l’ai commencé, puis arrêté, puis recommencer. Dix fois, vingt fois, mais à chaque fois quelque chose m’échappait, quelque chose que je n’avais pas compris. Et puis récemment, je crois, j’ai compris. J’aimerais qu’il soit prêt pour mes 60 ans. Dix ans…

Si je te raconte cela, c’est parce que cette anecdote dit plusieurs choses importantes : on ne peut bien raconter un conte que si notre âme l’a entendu – voire vécu -, et l’on ne peut bien le raconter qu’à la condition que ce conte vive profondément en nous ; qu’il nous habite (et une fois de plus, je parle essentiellement des grands contes merveilleux).

Dans un livre passionnant, « La Chute du Ciel », l’ethnologue Bruce Albert fait témoigner pendant près de mille pages (en poche !) un chaman yanomami : Davi Kopenava. A un moment il parle d’esprits qu’il affectionne et il dit cette phrase que je trouve magnifique : « « je porte sans cesse leur chemin dans ma pensée ». Oui, notre pensée, notre psyché – ou notre âme si tu préfères – sont investies de présences qui nous habitent et j’ai toujours pensé que les contes étaient des esprits doux et bienveillants, quoique parfois sévères et abrupts- qui nous habitent et irriguent notre âme. Ils tracent des chemins dans notre esprit. Il me semble important qu’un conteur se connecte à cette réalité-là. Parce qu’un conteur peu ou pas connecté à sa vie intérieure la plus profonde manifestera une Parole dévitalisée. Oh, il pourra plaire bien sûr ! Et même faire rire. Mais il sera le plus souvent comme un bateleur de foire, un « divertisseur » comme notre époque en raffole tant. Mais, pour ce qui me concerne, j’ai envie de parler d’autre chose, et cet autre chose est ce qui me motive à continuer cet art de la Parole.

Comment travailler en tant que conteur ce cheminement, cette connexion féconde et vivante, avec sa vie intérieure ? C’est un paradoxe : en général dans les stages de contes, on va travailler, à juste titre d’ailleurs, la technique, l’imagination… Mais l’imagination n’est pas nécessairement ce qui vit en notre psyché profonde. Elle est une disposition de l’esprit à « imaginer » des choses, pas nécessairement à vivre avec ce qui nous habite. Certains formateurs et passeurs le font bien sûr, et je n’ai nulle prétention à dire que j’aurais inventé la poudre, mais il me semble qu’ils sont rares.

En fait, le conteur, dans cet art du presque rien et de l’indicible évocation, ne peut témoigner que de ce qu’il est et de ce qu’il a vécu. C’est même le secret de l’adhésion du public à sa parole : que quelque chose ne soit pas parfaitement congruent entre ce qu’il est profondément et la manière avec laquelle il raconte, alors le public ne prendra pas. C’est peut-être le travail le plus important du conteur : conter en pleine congruence avec lui-même en se connectant à sa source la plus profonde. Celle qui irrigue « les chemins de son esprit » et lui ouvre le cœur. Et si je parle de cœur, c’est à dessein, parce qu’il me semble que dans cet art de la Parole, il y a une autre chose importante : c’est que cette Parole doit être une Parole aimante. Je l’ai expérimenté bien des fois : si je raconte en voulant prouver, ou me prouver quelque chose, comme espérer être reconnu dans mon talent, ou en jugeant le public présent… quelque chose alors ne s’enclenche pas. Que je me connecte à ma part aimante, sans jugement, sans attente, juste une bienveillance inconditionnelle, alors, quelque chose se détend, un cercle se crée et la Parole alors peut agir… Il faut avoir le cœur ouvert et en paix pour conter.

Sur la manière de travailler cette connexion avec notre vie psychique profonde et avec « ce qui nous habite », j’ai pour ma part, trouvé un chemin dans les pratiques au tambour que j’ai appelé « la Voie du Tambour ». J’ai déjà écrit maintes fois à ce sujet : contes merveilleux et Voie du Tambour sont intrinsèquement consubstantiels : ils procèdent des mêmes mondes et témoignent d’une même expérience qu’il nous appartient de revisiter et de redécouvrir après des siècles de mises à l’écart.

Un matin tout récent, des mots me sont venus :
« Tu habites désormais ton royaume. C’est celui que tu dois partager. Tu ne peux parler que de là où tu es. » C’est ce que je vais désormais m’efforcer de faire...

dimanche 6 octobre 2019

Les leçons de Panda le malin. N° 4



Ton cœur est grand ; les blessures l'ont dilaté.
L'Amour le guérira.

Il faut verser des larmes de joie sur le monde.
Elles sont fécondes.


dimanche 29 septembre 2019

Les leçons de Panda le malin : n° 3



Quand il s'agit des choses de l'âme et de la psyché profonde, méfie-toi de ta propension à vouloir tout comprendre et analyser, car alors tu tues dans l’œuf leurs dynamiques opératoires.

C'est dans le Mystère et le travail profond, loin de notre regard, que maturent les plus grandes choses. Il te faut apprendre l'attente, la patience et ce délicat exercice de se rendre disponible à quelque chose qui nous échappe.

Apprends à devenir terre sombre d'automne, mon jeune ami...

dimanche 15 septembre 2019

Rivière

Joan Miro - Lune et bateau - 1925

Tu avances relié à ton étoile.
Ton étoile.
Va la barque au fil de l'eau tranquille.
Ici tout est paix.

Tu vas dans l'assurance paisible qui n'a plus à douter de rien.
Sur les chemins de ton esprit laisse la rivière couler.
Le tumulte au loin s'est tu.
De l'âme, seule la Présence nue soigne.

samedi 14 septembre 2019

Un effacement qui n'en est pas un

Désolé, je ne connais pas l'auteur de cette image


Plus les mois passent, plus je perds de cette propension à vouloir avoir un avis sur tout. Et pourtant j’ai passé ma vie à ça. Nos opinions sont des illusions, des compromis, des vérités partielles, mâtinées de notre histoire, de nos origines, de notre parcours, de nos valeurs. Le drame disait Guitry, c’est que tous les hommes sont persuadés que leurs pensées sont justes… Nous vivons avec cette illusion que « nous pensons bien » ; ce qui a dès lors pour conséquence que ceux qui ne penseraient pas comme nous seraient dans l’erreur. Mais nous ne connaissons rien du monde et ne pouvons penser qu’à travers ce qui a pu arriver jusqu'à nous : des bribes, des parcelles de savoirs, des filaments d’expériences… Alors du coup, les discussions me fatiguent vite. Je n’ai plus envie de me la ramener surtout quand je sens en face une véhémence trop sûre d’elle-même. Oui bien sûr, j’ai des croyances, des pensées (ah que le monde irait mieux si chacun acceptait l’idée que ses pensées sont des croyances bien plus que des vérités pur jus !), une vision du monde, des valeurs, avec lesquelles j’essaie de faire au mieux et à peu près cohérent. Mais je n’ai plus envie de les porter comme des étendards à défendre. Petit à petit je me retire de ce cirque. Non par abattement ou esprit de défaite, mais parce que je me rends compte que le prix de l’énergie à payer est trop important et qu’il importe plus en ce moment de parvenir à faire cercle bien plus que schisme.

Parce que oui, si il y a une chose dont je sois certain, c’est que le pire est devant nous. L’effondrement de notre monde, de ce que nous avons connu est devant nous. Ma génération est peut-être la dernière à avoir pu jouir d’une insouciance tranquille. La fin de notre civilisation devient de plus en plus certaine et nous assistons de visu à la sixième extinction massive des espèces, et la nôtre n’y échappera sans doute pas. Dire qu’il faut nous y préparer devient une banalité. Et pourtant. 

Face à de telles échéances, j’ai fini par me dire qu’il y a deux options possibles : la peur, la haine, la colère la guerre... ou bien un immense travail sur soi pour réapprendre à nous relier à la magie du vivant et à l’autre. Un travail sur nous-mêmes visant à nous décoller -même un peu- de nous-mêmes pour nous laisser bercer par la beauté restante du monde. Une autre banalité : si nous ne faisons pas la paix en nous, ce sera le chaos. Ou plus exactement, du chaos rajouté au chaos. 

Que reste-t-il lorsque nous nous sommes « désidentifiés » de ce que nous pensons être nous-mêmes ? Un inconfort, de la peur, de la fragilité et… du vide et du silence. Un vide matriciel -celui du Tao et du Zen- du sein duquel peut émerger quelque chose de nouveau. Un silence du cœur duquel peut surgir de nouvelles alliances avec le Monde. Quelque chose qui ressemblerait à une pacification, puis à une paix effective. Vide et silence : les deux choses, je crois, que notre monde abhorre le plus ! 

Concernant ce silence et ce vide, j’ai longtemps cru qu’il fallait en quelque sorte s’extraire du monde pour aller à leur rencontre. C’est vrai en partie, c’est vrai au début. Mais je n’ai pas la grandeur et l’abnégation de l’ermite. J’ai besoin des autres, de leurs présences, de leur tendresse, de leur contact ou de leur affection. Et puisque l’on parle de présence, je témoignerai de ceci : à un moment, il est possible d’entrer dans la Présence. Pour ma part, c’est fugace, bien trop rare, toujours imprévisible. Et j’en arrive à me dire ceci : une fois vécue cette expérience du retrait du monde, il faut revenir dans le monde. Non pas pour s’épuiser en des querelles de pensées trop souvent (pas toujours, car parfois il faut savoir défendre certaines choses comme des fauves) stériles et épuisantes, mais pour activer cette Présence et ce silence au sein même du monde. Et c’est bien plus intéressant que de vouloir avoir raison… Il n'y a dès lors plus rien à imposer, juste à être. Et parce que nos pensées, nos jugements, nos croyances, nos peurs... sont comme autant de barrières que nous nous imposons, les affaiblir revient à laisser entrer ce qui en était refoulé. Ce pourraient être des remontées d'égouts, certes, mais dans mon expérience c'est de la lumière, de l'amour et des potentiels qui prennent corps...

Je vais avoir 60 ans dans un peu plus d’un mois, et dans le même temps, je vois cet effondrement de notre monde arriver. Le temps n’est plus le même que lorsque j’avais 20 ans. Je n’ai plus la vie devant moi, même si j’ai la faiblesse de penser que m’attendent encore de longues et belles années. Mais voilà, il y a quelque chose qui ressemble à des échéances, qui, pour reprendre je crois une expression mitterrandienne, ont à voir avec la vérité. 

Ainsi donc se dessine pour moi un nouveau récit. Un récit dans lequel s’estompent peu à peu les revendications sur moi-même «(« j‘ai raison », « je suis conteur », « je suis tarologue », « je suis écrivain », « je suis directeur culturel", ou "chamane", ou que sais-je encore...) pour tenter de développer, humblement mais avec une persévérance sans faille, une magie de la pure présence, témoignage qu’une autre relation au Monde et au Vivant est possible. Comme le replacement d’un besoin de reconnaissance par simplement le témoignage d’une expérience de « qualité d’être » sans enjeu d’ego. 

Tout à l’heure, je suis tombé nez à nez avec un poème de Rumi d’une parfaite actualité : 

« Assois-toi, sois calme et écoute, 
car tu es ivre,
et nous sommes au bord du toit ». 

Oui, nous sommes un monde ivre au bord d’un précipice, et nous devons apprendre à rester calmes et à écouter. Ne serait-ce que pour éviter de faire n’importe quoi...

Les leçons de Panda le malin : n°1



- Tout est possible !
- D'accord, mais rien ne m'arrive.
- Oui, mais tout est possible !


lundi 9 septembre 2019

Un rêve

Illustration : Le Temps du Rêve - Romane Draghi

Avant hier, j’ai fait un rêve. J’ai rêvé que dans ce qui ressemblait à une caverne souterraine éclairée de bougies que l’on ne discernait pas, des pièces semi-précieuses avaient été disposées en plusieurs petites stèles formant ainsi comme un damier triangulaire. Je comprenais dans le rêve que c’est moi qui les avais disposées ainsi pour un rituel à accomplir. Le terrain sur lequel étaient posés ces quadrillages géométriques de pierres était légèrement en pente et en contrebas de ceux-ci avait été posé une sorte de filet, lui aussi triangulaire et de la même taille que le damier de pierres. A chaque croisement des mailles de ce filet était installée une lumière, laquelle, posée à côté des pierres les aurait illuminées, d'autant que ces croisements de mailles correspondaient au plan du triangle de pierres. Or, pour réaliser cette idée, le filet aurait du être déposé en épousant le dessin de celui-ci ; pas en contrebas. Dans le rêve, je compris que j’avais demandé à quelqu’un de le faire mais qu’il ne l’avait pas fait correctement.

La première leçon de ce rêve est que dans ma vie il y a probablement tout ce qu’il faudrait pour en faire un rituel parfait, mais que les choses ne sont pas à la bonne place. Particulièrement la lumière.

La deuxième est que pour ces choses-là, il ne faut pas se désister sur quelqu’un d’autre ou trop attendre des autres: nous devons tout faire nous-mêmes et nous montrer autonomes.

La troisième est qu’il faut toujours prendre en compte ce genre de rêve.

A midi, je me suis mordu violemment la lèvre. Il faut aussi savoir écouter ses morsures.

vendredi 9 août 2019

Les murmures du monde - les fictions minuscules : 2

Marc Chagall : la promenade


Cela l’avait pris soudainement, sans qu’il en ait prémédité ou préparé quoi que ce soit, comme une urgence à le faire avant qu’il ne soit trop tard. Depuis des années, elles étaient restées dans un des tiroirs du grand meuble, celui qui en comportait sept. Celui-là même dans lequel en général il mettait les choses qu’il ne savait pas où ranger. Les lettres y étaient pour certaines depuis très longtemps. Toutes déposées là en attendant de savoir quoi en faire : les détruire en les brûlant ? Les jeter ? Les relire consciencieusement ? Les laisser là en vrac jusqu’à la nuit des temps, en tout cas jusqu’à la fin de son temps à lui ? Pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas, d’un seul coup il sut quoi en faire. Il ouvrit le tiroir et en plusieurs étapes les sortit pour les poser sur le tapis du salon. Les lettres de ses ex. Il y en avait des manuscrites encore dans leurs enveloppes et beaucoup de photos ou de cartes postales, toutes mélangées quelque fut l’époque ou l’expéditrice. En commençant à les trier, il trouva aussi des cartes envoyées par des amis, des courriers envoyés par ses enfants, des photos de lui et des petits mots que lui envoyait sa mère pour ses anniversaires. Les vestiges, les strates sentimentales de plusieurs décennies, déposées là à défaut de savoir quoi en faire.

Étonné de son courage et de sa détermination soudaine, il commença par les trier par expéditrices. Il n’y en avait pas eu tant que ça, et en cette période où plus personne ne lui envoyait de lettres d’amour, il savait parfaitement dans quoi il se lançait et qu’il aurait mal. Si il avait pris la décision de ne pas les lire pour s’épargner autant que faire se peut, il y eut des fois où il ne put faire autrement que de lire, presque à son insu, quelques lignes. En fait, il y avait deux sortes de missives : celles d’amour éperdu, et celles de la séparation, amères, douloureuses, cruelles, pleine de larmes. Et ce passage de l’une à l’autre lui sembla être le nœud gordien de toute sa vie. Comment peut-on être aimé et aimer à ce point, puis se faire souffrir autant ? Comme si l’un était proportionnel à l’autre. Il fit donc des tas sur le tapis par prénom. Comme des petits cailloux de bonnes surprises il trouva aussi quelques photos de lui avec ses enfants petits et la tendresse alors prit le pas sur la peine. Une fois ce travail fait, il prit des enveloppes kraft, des moyennes et des grandes, selon l’importance du nombre, sur lesquelles il marqua le prénom de chacune et dans lesquelles il rangea soigneusement les missives. Puis, cérémonieusement, il les scella en faisant le vœu d’être enfin libéré pour que quelque chose de nouveau puisse rentrer dans sa vie. Empilées, l’une sur l’autre, cela faisait une quinzaine de centimètres de hauteur. Toute une vie sentimentale réduite en un tas de quinze centimètres (en d’autres circonstances, il se serait répandu en sous entendus plus ou moins salaces, mais sur le coup l’idée ne lui vint même pas à l’esprit). Puis il prit une boite à chaussures, y déposa les enveloppes et mit la boite dans un tiroir, comme une petite sépulture sur laquelle il pourrait un jour venir se recueillir si le cœur lui en disait.

Ces lettres depuis une quinzaine d’années étaient la partie émergée d’un continent à jamais perdu. Celui de milliers de mails envoyés par les uns ou par les autres et dont il ne subsistait rien. Dans un accès de rage désespérée, il les avait tous supprimés au gré des histoires se finissant. Tous, à part quelques uns, réapparus il y a peu dans une des ses boites de réception sans qu’il ne comprit jamais comment cela avait été possible. 

Ces femmes bien sûr il les avait tellement aimées. Et tellement pas rendues heureuses, faut-il le croire… Grâce aux photos de lui qu’il avait trouvées, il pouvait remonter le fil des années : quand il avait quarante ans, cinquante… et maintenant presque soixante. Et voyant ces photos et ce visage et ce corps changeant, il se dit qu’il entrait, qu’il le veuille ou non, dans l’âge de la vieillesse, et qu’après l’âge de la vieillesse, venait l’âge de la grande vieillesse et puis l’âge de la mort. Il se dit que la plus grande partie de sa vie était derrière lui et il lui sembla qu’il n’y avait rien de plus désolant qu’une vie de vieillesse dans la solitude, pour vite se reprendre en fonction d’une pensée positive qui presque à son insu sonnait comme une injonction… Il se dit que jeunes, nous sommes habités par tous les rêves des possibles à venir et que plus âgés, ces rêves sont remplacés par des fantômes. Les fantômes de celles et ceux qui sont partis, de celles avec qui nous ne sommes plus, de ces amis perdus de vue. Certains parviennent à faire de leurs vies de magnifiques mille-feuilles dans lesquels les différentes couches sentimentales ou affectives cohabitent de concert en toute harmonie. Il enviait, pour ne pas dire jalousait, les personnes qui y parvenaient. Qui restaient amies avec leurs ex, qui gardaient un lien, même ténu, avec les amis les plus anciens. Lui de toute sa vie n’avait su faire que des tables rases n’ayant su préserver - à l’exception d’une ou deux histoires – aucune relation avec ces femmes avec lesquelles ils s’étaient pourtant tant aimés. Des fantômes muets, lointains et un peu réprobateurs qui le hantaient plus que de raison.

Épuisé par la tâche mais fier d’avoir pu la faire, une pensée lui vint, laminante, usante. Une phrase qui aurait dit en substance que la question pour lui n’était sans doute pas de croire encore à l’amour, mais plutôt de parvenir à se pardonner du mal qu’il lui semblait avoir causé. Il n’aima pas cette pensée qui lui sembla comme une enclume de culpabilité à porter jusqu’à la nuit des temps. Il se raisonna en se disant ce qu’il est de bon ton de se dire : qu’une relation se fait à deux, qu’ils devaient sans doute toutes et tous en passer par là, qu’ils vécurent des moments de pure grâce et de beauté, qu’il devait remercier pour ça… Mais un goût de cendres amer resta dans sa bouche longtemps. Il ferma le tiroir.

dimanche 4 août 2019

Un mot qui manque


(Illustration Arsenyi Lapin)

L’autre jour, j’ai revu cette vidéo montrant une femelle chimpanzé âgée couchée sur sa paillasse en ces derniers instants. Vient alors l’homme qui fut son soigneur pendant de nombreuses années et avec lequel elle avait noué un lien profond, et l’occasion très émouvante alors nous est donnée de voir les manifestations d’émotion qu’elle exprime en le voyant en ces instants particuliers.

Revoyant ces images, tout en ayant à l’esprit notre grande proximité génétique et cognitive avec les grands singes, je me suis fait en première réflexion qu’il y avait là une humanité commune très profonde de partagée, pour vite prendre conscience que le mot « d’humanité » pour le coup n’était pas adapté. En effet, si « l’humanité » est le propre de l’humain, alors quel mot utiliser pour ce qu’exprime le chimpanzé et, plus largement, ce partage d’émotions, cette communication inter-espèces très profonde ? Le mot « amour » m’est venu mais je l’ai jugé trop anthropocentriste. Puis le mot « reliance » mais il m’est apparu que cela sonnait trop comme le lexique très novlangue du développement personnel. J’ai élargi ma réflexion à la considération suivante : quel mot utiliser pour exprimer ce territoire relationnel commun avec, d’une part, les espèces les plus proches de nous comme les mammifères, et plus largement avec l’ensemble du vivant ? Si tant est bien sûr que l’on accepte l’idée qu’il soit possible d’interagir, émotionnellement ou énergétiquement, avec l’ensemble du vivant... Interagir impliquant de fait une communication à double sens et un élan réciproque et pas seulement une seule volonté humaine d’entrer en contact.

Que dit le dictionnaire ? Le Larousse définit « l’humanité » (au sens dont nous débattons ici) par : « Disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin ». Mais il éteint tout de suite toute velléité un peu rêveuse en ajoutant juste après : « Ensemble des caractères par lesquels un être vivant appartient à l'espèce humaine, ou se distingue des autres espèces animales. Exemple : un forcené qui a perdu toute apparence d'humanité. ». Ainsi cette disposition à la compréhension et à la compassion serait le propre de l’être humain à l’exclusion de toute autre espèce. Or, dans le cas de la femelle chimpanzé, c’est bien elle qui manifeste des émotions et la volonté d’une mise en relation qui ne pourraient être mises en doute ! Retour donc à la question de départ : « comment nommer ce territoire émotionnel et énergétique à l’intérieur duquel toute espèce, quelle qu’elle soit, peut partager une expérience commune et bienveillante avec une autre ? » Précisions que s’ils sont rares, de nombreux cas d’interactions inter-espèces, autres que la prédation évidemment, sont régulièrement constatées. 

Le mot « vivance » m’est venu aussi, immédiatement abandonné pour les mêmes raisons que le mot « reliance » (j’ai appris à me méfier des néologismes en « ance »). Et… bien non, je n’ai pas trouvé le mot adéquat ! Ainsi, il serait donc acté que quelque chose puisse exister sans avoir de mot pour le définir ! (Mais si quelqu’un a une idée je suis preneur !)

Vu sous un certain angle, cette réflexion pourrait passer pour complètement futile. Le monde tel qu’il va (mal) a bien d’autre choses à régler de plus urgentes, même si comme le rappelle cette phrase célèbre de Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Il n’empêche. Je crois que si la réflexion lexicale est peut-être futile, ce qu’elle sous-entend est vital. Car face à ces temps d’effondrement annoncé et malheureusement de plus en plus certain, il y a plusieurs stratégies :

- Faire comme si de rien n’était et continuer à ânonner la sémantique du vieux monde (plus de croissance, merveilles de la technologie, accélération et optimisation fonctionnelle de tous les processus, économie de libre-échange, supériorité de l’espèce humaine sur les autres, exploitation mortifère de la nature et du vivant, etc…)

- Se perdre en un nihilisme désespéré, consumériste ou pas, qui peut prendre les formes les plus variées, y compris une forme survivaliste para militaire (mais comment imaginer, compte-tenu de ce qui est annoncé, que de petits groupes n’ayant pour seules armes que leurs capacités guerrières puissent survivre à long terme ?)

- Se perdre en une dépression paralysante, aquaboniste ou mortifère, plus rien n’ayant de sens et de valeur puisque nous sommes tous supposés mourir.

- Nous préparer en toute conscience à la catastrophe annoncée, en tentant de l’atténuer bien sûr, mais aussi en se préparant intérieurement au grand basculement. Car ce qui se présentera, sera soit une explosion mondialisée de notre barbarie suicidaire (ce qui est le plus probable), soit un basculement dans une nouvelle civilisation qui aura su tirer enseignement de la catastrophe de ces derniers siècles.

C’est bien sûr cette dernière hypothèse que pour ma part je choisis. Et ce travail sera prioritairement intérieur. Car oui, si tout le fonctionnement de notre économie mondialisée est basé sur notre avidité et notre impossibilité à refréner nos pulsions individualistes et consuméristes, alors oui, ce travail sur soi visant à apaiser le prédateur désirant et impatient en nous devient vital et déterminant. Il nous obligera à inventer et à développer une nouvelle écologie relationnelle et environnementale. Et dans ce cadre, il nous appartient de nouer un nouveau pacte, un nouveau mode relationnel avec le vivant. Oh, ce n’est pas une invention ! Beaucoup de cultures que nous avons éradiquées ont su et savent encore le faire ! Mais en des temps où 55 % de la population mondiale vit dans des villes (et 80 % en France !), il faudra le penser dans ce contexte. Voilà pourquoi, trouver ce mot qui me manque me parait si important ! Car nouer de nouveaux liens avec toutes les espèces du vivant, et le vivant en général, est notre seule chance de survie ! 

Dans la continuité de son « Contrat naturel » dans lequel il fut un des premiers à défendre l’idée de confier une personnalité juridique au vivant, mettant ainsi bêtes, montagnes, océans, forêts, sur la même égalité de droits que l’espèce humaine, Michel Serres (ah comme je le regrette !) avait développé le concept de Biogée (« Bio » signifie la vie, « Gée » désigne la terre). Et quand on lui demandait pourquoi ce titre s’était imposé à lui, il répondait que « la Vie habite la Terre et la Terre se mêle à la Vie… les choses, comme les vivants, ont un langage, et l’âme d’un poète sait devenir arbre. Et qu’ainsi le philosophe, lui, devient récitant, mêlant légende, histoire, récit, choses vues ou rêvées, avec des paroles de philosophie ». Singulière clairvoyance ! Ainsi ce mot Biogée, créé de toute pièce, nous incite à penser plus large et nouveau, nous incitant ainsi à inventer de nouveaux mots pour de « nouvelles » pratiques. Comme ce territoire émotionnel et relationnel liant l’humain à l’ensemble du vivant et dont le mot reste à trouver…

C’est dans ces liens émotionnels, énergétiques et sensitifs, selon moi à redécouvrir et à expérimenter, avec les arbres, les animaux, les montages, les océans, les pierres, les herbes, les lichens et j’en passe (et cela inclut aussi bien sûr nos relations avec nos frères et sœurs humains, mais aussi avec notre propre potentiel d'accomplissement), que repose peut-être notre survie future. Ce nouvel espace sans nom, à défaut de le nommer, il nous faudra en faire récit. Car c’est bien d’un nouveau récit dont l’humanité a besoin. D’une nouvelle légende imbriquée de centaines de milliers de récits pluriels et alternatifs, qui saura féconder de nouveaux imaginaires qui nous permettront de traverser le grand basculement qui nous attend sans devenir fous ou mourir. Mais pour avoir la force de cela, il nous faudra selon moi passer par une autre travail. Celui qui nous portera et nous permettra de croire encore : le réenchantement. Sans ce réenchantement devant la Vie, il nous sera infiniment difficile de ne pas succomber aux sirènes du désespoir, de la haine et du renoncement.

dimanche 14 juillet 2019

A propos de Magma et de la musique de Christian Vander



Je dois le confesser : depuis près de 45 ans que j’ai découvert Magma, à part peut-être une ou deux personnes, je n’ai jamais réussi à convertir qui que ce soit à cette musique que je considère pourtant comme un corpus comprenant quelques unes des plus belles musiques entendues dans toute ma vie. Et s’il y a sans doute de multiples explications, sans doute aussi que la musique de Magma y est pour quelque chose. Non pas qu’elle serait moche – si elle l’était je ne ferais pas l’effort d’écrire ce texte – mais parce qu’elle est rétive à une approche trop expéditive. A part Mekanik Destructiv Kommando (déjà le titre !) qui est une sorte de palimpseste des « Noces » de Stravinsky, c’est une musique qui ne ressemble à aucune autre. Un prototype sur lequel on ne peut plaquer aucune de nos références, un objet absolument singulier qui semble même s’abstraire de toute lignée. Et puis, il y a cette langue inventée aux consonances germaniques qui peut être déroutante aux premiers abords. Ces consonances et la posture sans compromis des musiciens ont même valu au groupe à une époque l’appellation de « fasciste ». Ce qui est totalement stupide, mais en ces temps était « fasciste » à peu près tout… (depuis malheureusement et par la force des choses, on a une idée plus précise de ce que veut dire « être fasciste »). Reste que cette musique peut parfois avoir des résonances guerrières. Mais j’aime l’idée qu’elle ne prône qu’elle-même et que cette musique est une guerrière de la paix qu’il faut parfois savoir défendre…. L’autre raison sans doute de cette difficulté à aborder cette musique sans préjugé, ce sont… les fans eux-mêmes ! Et si j’ai des amis qui l’aiment et qui sont tout-à-fait charmants et tolérants, il suffit d’aller sur les pages des réseaux sociaux à la gloire de cette musique pour se rendre compte que l’humour et la légèreté ne sont pas l’apanage de tout le monde… Il arrive parfois que la chose prenne un côté secte, pas loin du culte de la personnalité, qui peut être assez déplaisant. Heureusement, la musique, elle, plane bien au-dessus de ça. Tout cela dit, la musique de Magma échappe à beaucoup ; une amie, encore récemment, me disait qu’elle est allée à un concert du groupe parce que son compagnon adorait cette musique. Et c’est absolument désolée qu’elle m’avoua être complètement passée à côté. Pourtant, ne serait-ce que par amour, elle aurait eu envie d’y adhérer pleinement. Mais non. C’est, je crois, une musique qui se mérite et ce n’est pas la seule. Quand je dis « qu’elle se mérite », je veux dire par là qu’elle demande un effort. Ce n’est pas, sauf pour certains (dont moi qui suis tombé immédiatement en pâmoison à la première écoute de « Kontarkoz » aux alentours de mes 14 ans) une musique qui s’offre à la première écoute. Il faut insister, laisser reposer, y revenir. C’est je crois le propre de beaucoup de grandes musiques. Pour ce qui me concerne, par exemple, si j’entends l’absolue beauté de la musique de Bach ou de Mozart, à mon grand désespoir je m’y ennuie au bout de dix minutes. Je pourrais dire « j’aime pas », mais ce serait dommage ; alors j’insiste, j’apprivoise, je tourne autour jusqu’au jour où… De la même manière, la première fois, où, adolescent, j’ai entendu Coltrane, je n’ai rien compris… Je me souviens aussi d’un disque de Miles Davis (« Agartha » je crois). J’écoutais sans trop comprendre jusqu’à ce qu’un jour en l’écoutant, je m’endorme à moitié, entrant alors en ce demi sommeil à l’intérieur même des arcanes de la musique. Et ce fut merveilleux ! Toutes ces musiques obligent à trouver la porte d’entrée et Magma, compte-tenu de son absolue singularité encore plus. 

Il y a aussi une autre raison qui pourrait expliquer la difficulté de partager cette musique : c’est qu’il est très difficile de trouver les mots pour en parler. Une fois que l’on a parlé de « volcan », de "secousse tellurique", de « chœurs célestes » ; une fois que l’on a raconté comme une histoire de science-fiction avec la planète Kobaïa ou la plongée dans le tréfonds d’un tombeau antique, on est vite à court de vocabulaire. Moi-mêmes qui ai dû écrire des centaines, voire des milliers, de textes, je n’ai jamais vraiment écrit sur Magma. Sans doute parce que je n’ai jamais trouvé les bons mots. Et c’est justement le propre de la musique d’être au-delà des mots. Peut-être alors pourrais-je parler des émotions qu’elle me procure, mais là encore ce n’est pas obligatoirement partageable. Je peux dire, que j’y entends du sacré, de la colère, de l’exaltation, que je perçois comme un axe entre la ciel et le ciel, que j’y entends aussi (même si j’ai mis longtemps pour ce faire), une incroyable tendresse et une infinie douceur une fois le fracas passé. J’y entends de la joie, du désespoir aussi parfois, une inventivité hors normes (Christian Vander aime à dire qu’il importe pour lui d’enregistrer une musique qui n’a jamais été proposée avant), j’y perçois un souffle, une grandeur mais aussi une humilité sans faille. J’y entends des structures rythmiques et harmoniques de folie ; des musiciens hors pairs, j'en aime leur engagement rare dans l'acte de jouer cette musique. Mais dire cela, contribue-t-il à la faire aimer ? Je ne crois pas. C’est une musique qui ne peut qu’être expérimentée par soi-même. Elle ne triche pas. Ne cherche pas à séduire. Elle est dans une absolue non compromission qui oblige donc son auditeur à aller vers elle et à se débarrasser de sa gangue de préjugés et d’a-priori. Juste savoir que ce qui va suivre ne ressemble à absolument rien d’autre et accepter de s’y perdre… 

Si j’ai eu envie d’écrire ce texte, c’est parce que Magma sort un nouvel album. « Zess - le Jour du Néant ». C’est une composition un peu mythique (disons un peu plus encore que les autres !) apparue à la fin des années 70. Jouée sur scène à certaines périodes mais jamais enregistrée officiellement (à part un bootleg officialisé par la suite mais au son un tantinet approximatif, et une version sur un des DVD de la série « Mythes et Légendes »). J’ai dû l’entendre sur scène pour la première vers 1982, et une autre fois en 1983. Et il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que cette composition portait quelque chose d’une intensité folle, encore plus folle que les autres corpus, ce qui paraissait déjà dingue. A l’époque, la version jouée était beaucoup plus électrique que la version qui vient de sortir et qui s’est adjoint la présence d’un orchestre symphonique. C’est un morceau construit pour l’essentiel sur une progression autour de deux accords, un crescendo infernal dont le climax alors était un duo entre la voix de Christian Vander et la guitare électrique. Une sorte de transe absolument folle, de sauvagerie à l'état pur, qui rendaient tout le monde un peu bordeline. Le cri coltranien plus la fulgurance dionysiaque de l’électricité. En général ceux qui rentraient dedans n’en ressortaient pas indemnes. Zess est sous titré « Le Jour du Néant ». C’est un oratorio, un requiem pour un monde qui va bientôt disparaître. Il y a au début un long texte en français. Cela se passe dans un stade antique, pour le dernier jour et tout le monde sait qu’il va mourir… (oui, je sais…) et puis la musique se déploie. C’est alors d’une puissance folle. Ce pourrait être désespérant ; c’est jubilatoire, intense, magique. Ça évolue vers une sorte de Gospel extatique (et à ce sujet, il faut dire et redire à quel point la musique soul de Motown et autre a forgé l’imaginaire musical de Christian Vander. (Coltrane, Otis reding, Stravinski, Bartok, Ravel… Le creuset c’est ça !). A l’arrivée, on en sort exsangue et un peu plus vivant, ce qui pour un requiem est plutôt paradoxal  (mais c'est sans doute le propre des requiem que de nous consoler de l'inconsolable…)

Vander a mis longtemps à accepter d’enregistrer cette œuvre. Probablement une sorte de superstition. Que faire après le néant ? A ce sujet, il faut dire qu’en général les grandes œuvres magmaîennes lui sont venues pour ainsi dire en songe (parfois avec des visions). Puis elles sont développées au piano avec juste la voix. Et pour qui aime cette musique, ces épures premières qui nous sont parfois parvenues sont bouleversantes. Vander n’a jamais séparé la vie et la musique. Il est musique, pleinement et du matin au soir. Il n’y a donc pas, logiquement, de cette distance entre l’œuvre et son créateur. Cette musique joue avec des forces puissantes et j’imagine très bien que dans l’intériorité de Vander on ne joue pas un requiem sans conséquence… Il a 71 ans (je crois), Magma fête ses 50 ans cette année et peut-être s’est-il dit que c’était le moment. 

Je voudrais terminer ce texte par un souvenir personnel et une histoire (oui, je suis conteur, on ne se refait pas). J’ai rencontré Vander une fois pour l’avoir programmé avec son trio de jazz. J’étais alors un jeune homme et l’admiration que je lui portais empêchait tout échange équilibré. A un moment pendant les balances, nous étions assis côte-à-côte et sur une table était posé le programme de la salle. Il y avait un groupe programmé qui s’appelait « le Manège enchanté » et je l’ai vu alors s’arrêter sur ce nom : « le Manège enchanté, ça c’est beau ! ». Cela m’avait ému, cette sorte de premier degré dans la perception des choses, une sorte d’innocence première. Et puisque l’on parle d’innocence, je voudrais donc raconter une histoire. Elle a été racontée à la radio par Laurent Voulzy. Il se trouve que lui et Vander habitaient enfants dans la même ville de banlieue, tous les deux de mères célibataires (comme on disait à l’époque). Ils étaient copains et sont un jour allés dans la même colonie de vacances. Lors d’une promenade en forêt, ils se sont retrouvés à marcher côté à côte, et Voulzy s’est mis à chanter un des tubes du moment pendant que Vander faisait la rythmique avec sa voix. Voulzy dit que « ce fut son premier groupe » (en ajoutant que pour lui « Vander était un génie »). Il y a dans l’œuvre vandérienne parfois l'évocation de cette image d’enfants marchant dans la forêt en chantant (dans « A Tous les enfants » par exemple, ou même dans « Félicité Tösz »). Je pense qu’il a gardé cette innocence de l’enfance dans son approche de la musique tout en élaborant une des musiques les plus savantes et complexes qui soit. C’est une musique qui me bouleverse et m’enchante. 

« Zess » vient d’intégrer les plates-formes de streaming. Ça dure 37 minutes. Si tu pouvais faire cette démarche d’aller écouter, voire réécouter, je me dis que ce texte aura été utile...


dimanche 23 juin 2019

Graines de jardins




Depuis que je suis revenu vivre en région parisienne, une des choses qui me font vraiment plaisir est que j’ai obtenu une parcelle dans un jardin partagé. Oh ce n’est pas une grande parcelle ; cinquante mètres carrés tout au plus, mais qui me suffisent largement. Que je m’y rende ne serait-ce qu’une dizaine de minutes après une journée contrariante et tous les tracas s’envolent. J’y ai mis des tomates, des haricots verts, de la salade, des courgettes et toutes sortes d’autres légumes auxquels j’ai ajouté de petites parcelles de fleurs des champs pour les abeilles et pour faire joli. Oui, j’aime bien ce mot « joli ». Beaucoup le considèrent comme niaiseux ; j’en aime son innocence première. C’est vrai quoi : c’est joli des fleurs dans un jardin ! Soucieux de travailler respectueusement la terre, je n’utilise bien sûr aucun intrant chimique et j’ai paillé toutes la surface pour que le sol travaille à son rythme et peu à peu devienne plus nourricier. J’y viens régulièrement et en fonction des besoins pour arroser et enlever un peu des herbes folles en certains endroits. En un mot, j’en prends soin.

Et vois-tu, ce qui me vient, à chaque fois que je m’y rends, c’est que si chacun des près de huit milliards d’êtres humains vivant sur la planète prenait le même soin d’une parcelle de terre et bien, la planète et le cours des choses en iraient sans doute tout autrement. 

« J’en prends soin ». mais de quoi je prends soin exactement ? Du jardin, oui, mais au-delà ? D’une belle récolte escomptée ? Oui, bien sûr, mais au-delà ? Je prends soin du vivant. Je prends soin de cette parcelle de terre qui m’est prêtée, que d’autres ont travaillée avant et que d’autres travailleront après. J’essaie de le faire avec intelligence en respectant le site, en plantant et semant juste ce dont j’ai besoin, en ne spéculant en rien sur ce travail, en acceptant que d’autres espèces vivantes la partagent avec moi ; j’en prends soin. Mais au-delà de cet aspect de quoi encore je prends soin ? En fait, je prends soin de moi, ou plus largement de la vie qui me traverse. Il n’y a pas la nature, l’environnement d’un côté, et moi de l’autre. Je fais partie intrinsèquement de cette nature, je suis composé des mêmes atomes, des mêmes particules, des mêmes énergies, je procède des mêmes mécanismes ; Je suis dans un Tout et m’en couper revient à me couper de moi-même. Le mot « environnement » a été créé pour justifier les pires compromis. En isolant l’Homme de ce qu’il observe on lui fait croire qu’il en est extérieur. C’est une logique de fou. Ne nous y trompons pas : la réussite de ta vie ne sera pas jugée aux biens que tu as accumulés, à ton apparente réussite, ou même à des créations diverses et variées. Non. La seule question qui vaille est celle-ci : as-tu suffisamment pris soin de la Vie qui te traverse et dont tu es dépositaire ? L’as tu fait chanter à tue-tête certains soirs de printemps ? As-tu pris des bains de lumière solaire ? As-tu été émerveillé par le vol d’une hirondelle ? Et si ton âme est la part de toi la plus pure et la plus réalisée, l’as-tu honorée et servie comme il se doit ? As-tu été sourcier de ta Vie ? T’es-tu sentir appartenir à la grande fratrie des coquelicots, un jour, et à la magnificence des grands arbres, un autre ? T’es-tu senti danseur cosmique de nuages ? Les parcelles de vivant que tu as croisées au cours de ton existence sont-elles plus belles et fécondes en sa fin qu’au début ? Quel héritage laisses-tu à ceux qui te suivront ?Quelles traces de bonté et de lumière as-tu déposées dans le cœur de ceux que tu as croisés ? As-tu tenté de laisser la terre plus belle ? Es-tu parvenu au fil de ta vie à ce que ton âme soit plus lumière que trou noir ? En un mot : as-tu pris suffisamment soin de ton jardin, tant la part qui vit en toi que celle qui t’entoure, t’enrobe et t’englobe ? Nous pensons notre peau comme une frontière qui nous sépare, alors qu’elle n’est qu’une membrane.

Alors, il y a un jeu que je peux te proposer (oui, je pense que je vais proposer de plus en plus de jeux au fil des mois). Pense d’abord à un jardin. Si tu en as un, c’est bien, si tu n’en as pas, imagines-en un. Visualise toi en train de t’en occuper, avec amour et patience. Réjouis-toi des premières pousses, sens la joie quand tu t’y rends et que tu mets les mains dans la terre. Imagine ensuite que toutes tes activités de ta vie sont comme autant de jardins à cultiver : ta, ou tes, relation(s) amoureuses, tes relations familiales, ton rôle de père ou de mère, ton travail, tes relations avec tes collègues, tes loisirs… Vois chacune de ces activités comme une parcelle d’un jardin bien plus grand qui les contiendrait toutes et serait in fine aussi infinie que l’univers. Ensuite, pense aux jardins des personnes que tu rencontres ou avec lesquelles tu échanges, pense que leurs jardins et le tien sont un même et grand jardin. Essaie d’imaginer que toutes tes relations sont un jardin à cultiver. Mets-y autant d’amour, de soins et de patience que tu en mets à faire ton jardin. Comme avec ton jardin, n’essaie pas de faire « contre », mais de faire « avec ». Essaie de t’harmoniser avec les caractéristiques de tous ces jardins. Et si parfois tu sens monter en toi de la colère, de la contrariété, du ressentiment, observe à quel point ces émotions viennent obscurcir la source qui commençait à jaillir. 

Car il arrive parfois de tomber sur des parcelles arides ou rien ne pousse et où rien ne poussera jamais, où tout n’est pas que buissons d’épines et plantes vénéneuses. Observe alors comment l’aversion, et parfois l’horreur, qu’elles provoquent en toi viennent abîmer ta force de vie et ta capacité à t’occuper de ton merveilleux jardin. Observe comment l’énergie que tu mettais à faire fructifier pour le bien de tous ton jardin se dilue dans le fait de vouloir combattre ce que tu as rencontré. Dis-toi alors que la bonne stratégie, souvent et donc pas toujours, n’est pas de vouloir détruire ces horrifiques visions, mais plutôt de faire prospérer ton propre jardin pour faire reculer l’autre. Et surtout, pour chacun de ces jardins traversés et rencontrés, pour chacune de ces rencontres, pour chacun de tes projets, essaie d’y mettre la même vibration bienveillante, sincère et désintéressée que tu mets à cultiver ta parcelle de terre.

Ces actes que tu fais dans ton jardin ; arroser, semer, entretenir, nettoyer, prendre soin, tu peux ainsi les transposer à chaque seconde de ta vie. Veut-on à l’arrivée un champ de ruines ou un jardin ? C’est bien la seule question que devrait se poser l’humanité, en ces temps où sa disparition probable à court-terme, est une hypothèse de plus en plus plausible...

dimanche 2 juin 2019

Mon seul Désir



Il y a quelques temps, dans un imprévisible hiver de l’âme que j’ai du traverser, j’ai écrit un roman. Et même si les premiers retours que j’en ai eus sont loin d’être concluants, je sais que ce travail d’écriture - et plus encore ce travail psychique et tout ce que cela implique – ont largement contribué à faire en sorte que je sorte de cette épreuve-initiation sans me perdre en chemin. Depuis, par un réalignement spectaculaire des circonstances (aussi mystérieux que le furent les circonstances dont il est question plus haut ; comme si la Vie raffolait des virages et circonvolutions diverses), j’ai retrouvé une stabilité bienvenue pour ne pas dire miraculeuse. 

Toujours est-il, que dans ce roman -sans en déflorer trop non plus - , il est question d’une gigantesque broderie, cachée du monde, et qui par sa simple présence et son existence-même tisse les mondes entre eux et les fait communiquer. Si tu mets à point d’honneur à ne considérer que notre réalité perçue au quotidien, tu comprendras « entre réel et imaginaire ». Et si tu acceptes les choses de ce que j’ai appelé « la Voie du Tambour », tu percevras autre chose… En tout cas, cette broderie est pour le moins le témoignage de l’existence de mondes intérieurs ou « autres », toute chose dont les contes merveilleux savent parfaitement se faire l’écho. 
A ce sujet, en relisant l’autre jour « le Rire de la Grenouille » d’Henri Gougaud, je suis tombé nez-à-nez, sur ce passage dans lequel, après qu’il ait été postulé qu’existait peut-être tout un savoir perdu que l’enfance savait parfaitement explorer puis oubliait, il est écrit cette phrase pour moi comme un phare dans la nuit : « Et si les contes étaient les éveilleurs d’un savoir impossible à dire autrement ? ». « Impossible à dire autrement » : dans mon esprit, cette broderie dans mon roman était une manière en effet de le dire autrement. 

Toujours est-il, que tout accaparé par ma nouvelle vie, j’ai un peu laissé de côté ce roman, d’autant que les retours plutôt critiques m’avaient en tantinet découragé. Et puis, hier, je suis allé à Paris et, sortant d’une librairie près de Saint Michel, je me suis retrouvé nez-à-nez avec le musée Cluny, là où est exposée la tapisserie de la Dame à la Licorne. Cette œuvre, pour des raisons qui jusqu’ici m’avaient en grande partie échappé me fascine depuis longtemps. Je dirais même qu’elle est un de mes points de fixation récurrents. Je ne l’avais pas vue depuis des années et je décidais donc soudainement d’aller la voir, d’autant qu’entre ma dernière visite et celle-ci elle avait été entièrement restaurée, puis prêtée et enfin, de retour… 

Tout le monde connaît cette œuvre. Six panneaux : cinq représentant un de nos cinq sens et un sixième énigmatique sur lequel on peut lire sur le fronton d'un chapiteau de toile bleue : « Mon seul désir ». Sur chaque panneau, un personnage centrale féminin richement vêtue, entourée d’une profusion de plantes et d’animaux divers dont une licorne et un lion présents sur chaque image ; tout un bestiaire médiéval pour le moins fascinant. Parfois un homme jeune est également représenté. Comme les six panneaux de taille imposante sont installés dans une même pièce à l’éclairage tamisée, le visiteur se retrouve donc en son centre, en totale immersion. J’y suis donc rentré, et dès le milieu de la pièce atteint, soudainement, j’ai compris pourquoi j’étais venu. Car là, de manière évidente, m’apparaissait que la broderie de mon roman était d’une parenté certaine avec cette œuvre, un écho, presque un palimpseste. Je fus soudain, aspiré, appelé, emporté, dans les visions que j’avais eues en préparant mon roman et dont je retrouvais là une résonance profonde. Oui, je suis parti, littéralement parti, en une sorte de transe légère, dans laquelle il m’a semblé que cette œuvre, outre les autres interprétations possibles et dont certaines me navrent, témoignait de ça. 

De la possibilité effective d’un autre rapport au vivant. La phrase qui m’est venue en la voyant fut « elle était jardin et le jardin était elle ». Cette expérience qui dit qu’il n’y a pas de séparation entre nous et le vivant. Que la notion même « d’environnement » est une imposture. Qu’il fut un temps où l’être humain vivait entouré d’une nature luxuriante avec laquelle il entretenait des relations de proximité et d’échanges d’égal à égal. Qu’il revenait à l’homme de jouir paisiblement de ce que cette nature offrait par tous les sens dont il dispose, ne serait-ce que pour les honorer. Et que ce travail sensoriel était aussi un travail de conscience qui nous apprenait à être au monde et à communiquer avec tout ce qui vit. Jusqu’à ce que, celui-ci maturé, éprouvé au plus profond de nous-mêmes, nous trouvions enfin une sorte de souveraineté intérieure, que je qualifierais de pleine présence, de pleine attention au monde, par lesquelles tout ne fait qu’un. Et alors la Vie chante. 

Cette femme représentée sur chaque panneau, est la représentation d’une majesté majuscule incarnée dans tous les mondes visibles et invisibles. Elle est pour moi le corollaire de l’Impératrice dans le Tarot de Marseille (dont le développement date d’ailleurs de la même période) : elle règne dans le monde matérielle mais aussi dans tous ses royaumes intérieurs. Elle est la Vie souveraine. Et si cette si énigmatique dernière tapisserie sur laquelle est inscrit « Mon seul Désir » était l’ultime palais, le lieu sacré, où se retrouverait l’Impératrice après avoir fait tout le chemin du Tarot ? Le lieu de toutes les réunifications ?

La Dame à la Licorne, simplement par ce qu’elle nous montre, est un vortex. Une porte d’entrée entre les mondes, comme cette broderie que j’ai imaginée dans mon roman. Elle témoigne d’un Éden, d’un paradis que nous croyons perdu, alors qu’il nous est encore possible de nous y connecter, même si - et je le dis le cœur serré –, la terre factuelle que nous connaissons souffre comme jamais sans doute elle ne l’a fait. Mais par là-même, elle nous montre ce que nous avons à faire : réapprendre cette immersion et cette connexion avec le vivant, développé la part réceptive en nous, explorer et remercier la Vie chaque jour pour ce qu’elle offre à nos sens, jouir sans avidité de sa beauté et de sa générosité, accepter le merveilleux qui nous entoure, remercier et témoigner, raconter, partager cette expérience. Je suis conteur, et ça tombe bien, car les contes merveilleux et les légendes sont les traces de ce tissage entre les mondes, de cette expérience de présence pleine et entière, de cette non séparation des règnes. Ils sont bien le témoignage d’un savoir que nous pensons perdu et qui est pourtant là, à portée de sens et d’expérience : intact. Et si tu en doutes... va voir la Dame à la Licorne ! 

Bouleversé par cette expérience, je suis du coup resté fort peu de temps dans le musée. J’en suis sorti plutôt remué sous un soleil brûlant auquel je n'avais pas encore eu le temps de m'habituer, et ce fut alors comme si j’avais – après tous les impondérables de ces derniers mois – retrouvé ma maison, mon royaume. Comme si ce vortex dans lequel je m’étais retrouvé plongé m’avait enfin rassemblé, avait retissé le fil traçant le chemin de ma vie intérieure. Comme la preuve, si tant est que ce soit nécessaire, qu'il existe des lieux, des œuvres, des personnes, des actes, des paroles... qui tissent les mondes et nous ramènent à l'espace vibrant au sein duquel nous nous sentons pleinement vivants. Reliés, trames sensibles entre les mondes, visibles ou invisibles...

lundi 27 mai 2019

Les murmures du monde, ou, les Fictions minuscules : 1



George Shiras - 1906 flash

Cela faisait longtemps que les chevreuils n’étaient pas venus. Les feuilles tendres au vert pale étaient sorties à profusion sur le moindre rameau, et devant tant de nourriture en abondance ils n’avaient aucune raison de venir dans le jardin. 

Jean était assis à la table de la cuisine en train de boire un café lorsqu’il en vit deux arriver avec cette nonchalance aux aguets qui caractérise la vie sauvage. Une sorte d’absolue liberté et de peur permanente. Ceux-là n’avait pas l’air inquiets. Ils étaient arrivés par le bois en contrebas, étaient restés un moment dans le champ puis, ils s’étaient rapprochés de la maison, et c’est là que Jean les avait vus. Ils marchaient humant l’air toute narine dehors. La lumière du matin était encore rasante, le temps était clair au point de laisser voir les toits de la ferme de l’autre côté du versant d’en face. Il resta là à les regarder un moment, à trois mètres de la terrasse, proches comme il ne les avait encore jamais vus. De là d’où il était, il pouvait sentir l’incroyable puissance musculaire qui était la leur. Il resta immobile un moment, puis les chevreuils s’éloignèrent se dirigeant directement vers le potager. 

En temps normal, il serait sorti pour les effrayer, d’autant qu’ils lui avaient déjà mangé au fur et à mesure des années de quoi nourrir une famille pendant tout un hiver. Il savait aussi, héritage des anciens propriétaires, qu’il y avait un fusil dans une armoire et que beaucoup à sa place n’aurait pas hésiter. Les congélateurs du secteur étaient pleins de leurs corps en morceaux. Mais il resta là. Et même quand ils s’arrêtèrent devant le rang de plants de salades qu’il avait plantés la veille, à sa propre surprise, il ne bougea pas. Non pas par lassitude, ce n’est pas ce qu’il ressentait, mais mû, presque à son insu, par l’idée qu’il importait parfois de laisser son tribut à la vie comme elle va. Une sorte de politesse étrange, d’un élan tranquille de laisser-aller le cours des choses. Il les vit donc pencher leurs cous vers la terre, écartant légèrement leurs pattes avant, engloutir quelques feuilles, puis, soudain alertés par un invisible signal, déguerpir en courant en se dirigeant vers le haut du terrain. 

Il se leva, sa tasse de café à la main, se dit qu’il faudrait qu’il replante quatre ou cinq plants dans la journée. Un nuage en altitude vient voiler légèrement la lumière. Il se sentit en paix.

vendredi 24 mai 2019

Où il est question, entre autres, d'une grenouille, de Dieu, d'une graine et d'un conte...



En 2008, Henri Gougaud a publié aux éditions Carnets-Nord » un livre sur le conte, délicieux et jubilatoire, intitulé « Le Rire de la Grenouille » et sous titré : « Petit traité de philosophie artisanale ». « le Rire de la Grenouille » fait allusion à un conte où une grenouille remet de l’ordre dans le monde par la force rabelaisienne de ses blagues. Une sorte de pied de nez au drame qui couve. Et « Petite philosophie artisanale » est plutôt un concept sympathique. Une manière de dire : « on fait avec les moyens du bord, on n’est pas des spécialistes, mais nous avons quand même quelques petites choses pertinentes à dire, et si possible accompagnées du rire de la grenouille ».

En 2017, le même livre a été réédité chez un autre éditeur (avec un CD en plus je crois) sous le titre « Renaître par les contes ». Quelle drôle d’idée ! C’était bien « le rire de la grenouille » ! Comme si un esprit de sérieux soudain était venu s’immiscer dans une aventure qui pourtant n’en demandait pas tant. Ah l’esprit de sérieux ! Tout ce lexique du développement personnel, pour faire inspiré, connecté, concerné et pour promettre, le plus souvent, la lune. On peut bien sûr devenir plus vivant grâce aux contes, mais de là à renaître… Et dans ce cas, il faut quand même une sacrée volonté, ou un satané élan. Et puis bon, le rire du coup a disparu, et c’est bien dommage.

Il n’en demeure pas moins qu’il y a dans ce livre quelques pages qui, pour celle ou celui qui s’intéresse aux contes, sont de pures merveilles. Celles dont j’ai envie de parler ce soir parlent de Dieu. Si, si, de Dieu… Oh, mais pas un Dieu lointain légèrement méprisant, non. Un Dieu plutôt fraternel, charnel même, plein d’une mansuétude tranquille. A un moment, Henri Gougaud émet l’idée qu’il pourrait y avoir deux sortes de croyants : « ceux qui tendent à toute force à se désincarner pour rejoindre Dieu, et ceux qu tendent la main vers lui et le font descendre. « Ceux qui s’invitent chez Dieu et ceux qui invitent Dieu chez eux ». je sais bien sûr que le postulat est un peu trop binaire, mais l’idée est opérante. Et si on la pousse à l’extrême, il paraîtra presque juste de dire que ceux qui l’invitent chez eux n’ont jamais fait preuve de la moindre propension à imposer leur foi aux autres, ce qui n’est peut-être pas le cas des premiers… Nul doute que si ceux qui veulent l’inviter avait été un peu plus nombreux, la Terre irait probablement bien mieux aujourd’hui.

Pour illustrer son propos, Gougaud raconte une histoire. Et celle-ci est tellement parfaitement bien écrite, que je vais ici la retranscrire telle quelle :


« Un prêtre pointilleux, un berger mécréant. Il ne va jamais à la messe, mais il aime bien son curé. Et donc pour lui faire plaisir il accepte, un après-midi, de se rendre à l’église et de se confesser. Les voici tous les deux devant l’autel. Ils parlent. « Le matin, quand tu te réveilles dans la montagne, dit le prêtre, j’espère pour le moins que tu dis ton Pater. » « Moi ? Oh non, répond le berger. Je n’en sais pas le premier mot. » Mais alors, mécréant, que fais-tu ? « , dit le prêtre. « A l’aube, je sors dans le pré, et je dis bonjour au soleil. Et pour qu’il sache, ce bon père, que je suis content de le voir, je fais deux ou trois cabrioles dans l’herbe mouillée, devant lui, et je lui chante une chanson. » Scandale du gardien du temple. Le soleil ! Pensez donc, il salue le soleil ! « Bon, lui dit-il, découragé, ôte ton manteau, misérable, et vient-en au confessionnal. » L’autre obéit, il se défait de sa pelisse, cherche un endroit où la poser, n’en trouve pas, et reste là tout pataud, tout embarrassé. Un rayon de soleil au travers d’un vitrail vient illuminer quelques dalles. Le curé le désigne, et par plaisanterie : « Et bien, insensé des montagnes, si le soleil est ton ami, dis lui de tenir ton habit, le temps que je te lave l’âme ! » « Oh, bonne idée ! » dit le berger. Il dépose donc son manteau sur le trait de lumière oblique, et que se passe-t-il, d’après vous ? Devinez. Votre raison vous dit qu’il tombe, mais non, vous le savez, au fond, de source sûre : le manteau reste suspendu. »


J’aime bien cette histoire. Comme tous les contes, elle en dit bien plus qu’elle n’en donne l’air. J’aime cette foi simple, sans chichi ni discours. Et peut-être en effet, que plutôt d’aller chercher un inaccessible au-delà du monde, devrions-nous tout simplement chercher le divin, le lumineux et le merveilleux, dans la simplicité de nos vie ici bas. Et si la merveille réside avant tout dans l’œil de celui qui regarde, alors apprenons à regarder. Je sais par expérience que même aux jours les plus sombres des plus sombres, il est possible de trouver quelques pépites. Mais pour cela, c’est vrai, il faut arrêter de vouloir croire en des choses trop mirifiques et majestueuses. Les petits miracles sont plus faciles à trouver que les grands…

Quand j’étais enfant, dans ma famille, en mangeant un bon plat, ou en buvant une gorgée d’un bon vin, il était d’usage de s’exclamer : « ah là là ; c’est le petit Jésus qui descend en culotte de velours ! ». Voilà, je trouve, qui illustre bien le propos, même si il est permis de rire, un peu, devant l’image de la culotte de velours…

Plus loin, dans l’ouvrage, il y a une autre fulgurance et c’est celle-ci : « Il existe une loi contraire à celle de la pesanteur : celle qui préside à la germination… Il arrive dans les contes que l’on s’élève vers le Ciel, mais pas plus que la plante qui pousse on n’oublie son corps en chemin (…) Bref, voilà la pousse verte, enfin, à la lumière. Elle a traversé les ténèbres, elle découvre l’air, les oiseaux. Elle est dans le monde d’en haut. Le rêve du germe est accompli. Commence maintenant le rêve de la plante, car la tension vers le haut n’a pas cessé avec la sortie de la terre. Après la lumière du monde, elle veut la lumière de Dieu. Et ce qu’elle me dit c’est ceci : s’efforcer vers le haut n’est pas une affaire de désincarnation, c’est un élan de tout l’être, corps, désir, rêve. Ne pas perdre en chemin son rêve, cette innocence première qui fait que l’on oublie de douter, sinon, dans le vide du ciel, on se perd, ou l’on tombe. »

En nous aussi reposent le rêve du germe et celui de la plante. Comme eux, nous aspirons à progresser vers le ciel. Et comme eux prenons soin de garder et entretenir nos racines et notre corps. C’est grâce à eux que nous pouvons nous élever.


« Renaître par les Contes » vient aussi d’être réédité en poche (Albin Michel - Espace Libres ») au prix de 7€70… C’est une mine...




dimanche 3 février 2019

Les scènes inaugurales 2

John C Adams - Pluie de de météorites -1891 

En 2014, j’avais publié sur un blog un texte que j’avais appelé « les scènes inaugurales ». J’y parlais de ces moments, fragiles, ténus, au cours desquels une vocation se dessine. A l’époque j’en avais développé trois : une concernant Léo Ferré, une autre James Brown et enfin une dernière me concernant. J’ai eu envie de republier ce texte en le complétant de deux autres scènes : l’une concernant Laurent Voulzy et… Christian Vander (!), l’autre à propos de Michel Legrand.



Dans les myriades des promesses que nous nous faisons, des pactes que nous passons avec nous-mêmes, des serments proférés, des révélations qui nous inondent, il existe certains scènes que je qualifierais de : « scènes inaugurales ».

Ce sont ces moments de la vie au cours desquels quelque chose émerge au point que nous nous découvrons une vocation, que nous entendons un appel, même confus, qui fonctionnent comme une injonction à laquelle il est difficile de se soustraire. Des moments où, parfois pour la première fois de notre vie, nous nous sentons d'un coup pleinement vivants, au cœur même de la trame qui nous lient entre nous humains -certes-, mais aussi au cœur même d'une trame tissant des fils des autres mondes.

Pour aujourd'hui, je t'en raconterai cinq ayant à voir avec la musique. Mais il est possible de dire que ces « scènes inaugurales » peuvent concerner tous les aspects de l'activité humaine : médecine, enseignement (tout deux à haute intensité vocationnelle), mais aussi -pourquoi pas- : mécanique automobile, sports, ou comptabilité…

A Monaco :

Les parents de Léo Ferré habitaient à Monaco. C'étaient des enfants d'immigrés italiens, la tante de Léo s'appelait Léa et c'est pour ça qu'il s'est appelé Léo...
Son père s'était hissé jusqu'au rang de chef du personnel de l'opéra de Monaco ; Léo y avait donc ses entrées. C'était un enfant rêveur, un vagabond des états d'âmes. En ces temps (et sans doute encore maintenant, en tout cas dans les grands théâtres) existait sur la scène ce que l'on appelait « la loge du pompier ». C'était un lieu à l'abri de la vision du public dans lequel s'installait en effet un pompier qui veillait à ce que tout se passe bien, en un temps où, longtemps, les éclairages étaient des bougies... L'enfant Léo aimait à s'y installer pendant les répétitions.
Un jour vint le grand Arturo Toscanini. Un géant de la musique. Il était en train de faire travailler l'orchestre lorsqu'il aperçut cet enfant d'environ six / sept ans, seul et silencieux.
- Mais qu'est ce tu fais là bambino ?
- J'écoute, je regarde...
- Viens, ne reste pas là, installe-toi là !

Et l'enfant se retrouva assis juste à gauche du grand Arturo Toscanini pendant toute la répétition. Immergé, noyé, nageant dans la masse sonore de la musique ; irradié de l'intensité charismatique du chef d'orchestre.
Scène inaugurale, oui, parce que sans doute ce jour-là, l'enfant sut, intrinsèquement, ce qu'il voulait faire plus tard...
Et comme la vie, frappe souvent deux fois pour mieux se faire comprendre, une scène presque identique se reproduisit avec Maurice Ravel. Toscanini et Ravel, si ça ce n'est pas de l'irradiation sonore... (Appris également il y a peu que le fameux concerto pour la main gauche de ce dernier fut une commande d'un pianiste ayant perdu son bras droit à la guerre de 14... Heureuse époque où un pianiste manchot pouvait commander un concerto à Maurice Ravel !)

A Augusta (Géorgie)

La mère de James Brown l'abandonna très jeune, le laissant avec un père joueur et coureur qui pour l'élever n'eut d'autre alternative que de le confier à une tante, directrice... d'un bordel !
James grandit donc dans cet univers clos peuplé de femmes, les hommes n'étant que de passage... Alors que James devait avoir à peu près l'âge de Léo avec Toscanini, son père lui offrit un petit orgue jouet qu'il avait trouvé dans la rue avec un pied cassé. Quelques jours plus tard, revenant voir son fils, il ne trouva personne à l'entrée de l'établissement, pas plus que dans les couloirs et dans les chambres. Intrigué, il traversa les corridors pour finir par entendre un bruit dans le salon du fond. Et lorsqu'il y entra, ce fut pour voir son fils, assis devant l'orgue, chantant une chanson à la mode de l'époque, entouré de toutes les prostituées de l'endroit, béates d'admiration, remuées par un instinct maternelle tellement de fois malmené et qui là, d'un coup, trouvait à s'exprimer dans tout l'inconditionnelle admiration tendre pour cet enfant du coup transfiguré.

Oui, scène inaugurale, basculement dans un autre couloir du temps. Sensation, enfin, d'exister pleinement, bien au chaud dans la chaleur matricielle et torride qu'il n'aurait de cesse de faire jaillir plus tard sur toutes les scènes du monde.

A Clamart (France)

L'enfant avait neuf ans. C'était sa première année dans cet internat qui, jusqu'à sa mort, lui ferait penser que l'enfer sur terre existait et que pour ce faire, il suffisait d'enfermer des enfants avec des adultes sadiques sans aucun contrôle extérieur.
Son père avait eu la bonne idée de payer - à lui et à son frère - des cours de piano qui se déroulaient dans le salon d'accueil de la pension. C'était le lieu de réception des parents et c'était bien le seul endroit auquel les Teynardiers du lieu essayaient de faire attention en lui gardant un aspect agréable.

Comme il se débrouillait bien au piano, il avait l'autorisation (privilège sans nom en ces circonstances) de venir y jouer pendant la récréation de 16 h. Dehors, l'hiver, le froid et le plus souvent les punitions corporelles. L'enfant aimait ces moments de solitude (les seuls de la semaine, le reste étant happé par une promiscuité mortifère). Il aimait à faire courir ses doigts sur le clavier, dérogeant au strict ordonnancement des devoirs qu'il avait à faire.
Un jour qu'il était absorbé par la musique, il entendit soudain derrière lui des murmures admiratifs. Il y avait là la direction de l'établissement et son père venu le chercher lui et son frère ; le premier disant à l'autre qui acquiesçait :

- Oui, il se débrouille vraiment bien, c'est sans aucun doute notre meilleur élève.

Bien des années plus tard, se remémorant ces épisodes, il dut bien sûr constater la validation de l'entourage et la fierté qui s'en suivit. Mais plus que tout, ce dont il se souvient et qui explique sans doute sa pratique plus tard de la musique (mais pas au piano), c'est le fait qu'en cette période sombre de sa vie, en ces moments de musique dans le salon, la musique lui offrait alors ce dont il manquait à en crever : de la chaleur, de l'amour et la sensation de pouvoir enfin être vivant sans que cela ne soit dangereux...
Oui, scène inaugurale là encore…

... A Neuilly-sur-Marne (France)

Le chanteur Laurent Voulzy aime à raconter que lui et Christian Vander (le créateur et l’âme de Magma) étaient dans la même classe lorsqu'ils étaient enfants à Neuilly-sur-Marne. Ils étaient proches parce que tous deux élevés par une mère seule ce qui à l’époque était perçu comme une anomalie excluante. Alors ils aimaient passer du temps ensemble ayant trouvé en l’autre un compagnon de solitude et de singularité. Il raconte qu’un jour ils se retrouvèrent à nouveau ensemble en colonie de vacances et qu’alors qu’ils étaient partis faire une promenade avec les autres enfants, marchant tous les deux à la traîne, ils se mirent à évoquer les chansons à la mode de l’époque. Voulzy se mit alors à chanter l’une d’entre elles, pendant que Vander faisait le rythme de la batterie avec sa voix. Et il raconte que ce fut là « son premier groupe » et que c’est à partir de là qu’il se dit que la musique était une chose qui l’intéressait… Deux solitudes qui s’harmonisent… Deux enfant marchant sur un chemin et chantant…

A Paris (France)

Lorsque Michel Legrand eut trois ans, son père qui était compositeur, quitta sa mère (oui, encore une histoire de mère élevant seule ses enfants), ne laissant de lui dans l’appartement qu’un vieux piano. Sa sœur aînée allait à l’école, sa mère allait travailler, alors Michel Legrand se retrouva seul, très jeune encore, avec juste ce piano ; et la suite on la devine aisément. On peut imaginer ce petit bonhomme passant ses journées seuls dans cet appartement et cet instrument comme un vestige de son père parti et comme un supplétif à l’absence de sa mère. Il racontait volontiers y passer ses journées, écoutant à la radio les airs qu’il reproduisait ensuite au piano. Il paraît que lorsque il eut atteint ses dix ans et qu’il s’est agi de lui trouver un professeur de piano, les premiers professeurs rencontrés déclinèrent en expliquant que vu son niveau ils n’avaient déjà plus rien à lui apprendre. Alors, plus tard, il apprit auprès de Nadia Boulanger…. Famille étonnante tout de même que la sienne : sa sœur aînée devint une grande chanteuse de jazz, et il a deux demi-frères dont l’un est écrivain et l’autre peintre…


Réfléchissant à ces scènes, je me dis qu'il serait intéressant de compiler quelques unes de ces scènes. Lorsque les protagonistes sont morts, reste l'obligation de la reconstitution. Mais qu'ils soient vivants vient alors la force du témoignage.

Alors toi, si tu as vécu une de ces scènes, ou si tu en connais une, raconte-la ; soit à moi seul par message privé ; soit en commentaire sur ce blog ; soit sur le tien ; soit sur les réseaux sociaux. Je me dis qu'il y a là matière à de belles histoires...