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John C Adams - Pluie de de météorites -1891 |
En
2014, j’avais publié sur un blog un texte que j’avais appelé
« les scènes inaugurales ». J’y parlais de ces
moments, fragiles, ténus, au cours desquels une vocation se dessine.
A l’époque j’en avais développé trois : une concernant
Léo Ferré, une autre James Brown et enfin une dernière me
concernant. J’ai eu envie de republier ce texte en le complétant
de deux autres scènes : l’une concernant Laurent Voulzy et…
Christian Vander (!), l’autre à propos de Michel Legrand.
Dans
les myriades des promesses que nous nous faisons, des pactes que nous
passons avec nous-mêmes, des serments proférés, des révélations
qui nous inondent, il existe certains scènes que je qualifierais de :
« scènes inaugurales ».
Ce
sont ces moments de la vie au cours desquels quelque chose émerge au point que
nous nous découvrons une vocation, que nous entendons un appel, même
confus, qui fonctionnent comme une injonction à laquelle il est
difficile de se soustraire. Des moments où, parfois pour la première
fois de notre vie, nous nous sentons d'un coup pleinement vivants, au
cœur même de la trame qui nous lient entre nous humains -certes-,
mais aussi au cœur même d'une trame tissant des fils des autres
mondes.
Pour
aujourd'hui, je t'en raconterai cinq ayant à voir avec la musique.
Mais il est possible de dire que ces « scènes inaugurales »
peuvent concerner tous les aspects de l'activité humaine :
médecine, enseignement (tout deux à haute intensité
vocationnelle), mais aussi -pourquoi pas- : mécanique
automobile, sports, ou comptabilité…
…
A Monaco :
Les
parents de Léo Ferré habitaient à Monaco. C'étaient des enfants
d'immigrés italiens, la tante de Léo s'appelait Léa et c'est pour
ça qu'il s'est appelé Léo...
Son
père s'était hissé jusqu'au rang de chef du personnel de l'opéra
de Monaco ; Léo y avait donc ses entrées. C'était un enfant
rêveur, un vagabond des états d'âmes. En ces temps (et sans doute
encore maintenant, en tout cas dans les grands théâtres) existait
sur la scène ce que l'on appelait « la loge du pompier ».
C'était un lieu à l'abri de la vision du public dans lequel
s'installait en effet un pompier qui veillait à ce que tout se passe
bien, en un temps où, longtemps, les éclairages étaient des
bougies... L'enfant Léo aimait à s'y installer pendant les
répétitions.
Un
jour vint le grand Arturo Toscanini. Un géant de la musique. Il
était en train de faire travailler l'orchestre lorsqu'il aperçut
cet enfant d'environ six / sept ans, seul et silencieux.
-
Mais qu'est ce tu fais là bambino ?
-
J'écoute, je regarde...
-
Viens, ne reste pas là, installe-toi là !
Et
l'enfant se retrouva assis juste à gauche du grand Arturo Toscanini
pendant toute la répétition. Immergé, noyé, nageant dans la masse
sonore de la musique ; irradié de l'intensité charismatique du
chef d'orchestre.
Scène
inaugurale, oui, parce que sans doute ce jour-là, l'enfant sut,
intrinsèquement, ce qu'il voulait faire plus tard...
Et
comme la vie, frappe souvent deux fois pour mieux se faire
comprendre, une scène presque identique se reproduisit avec Maurice
Ravel. Toscanini et Ravel, si ça ce n'est pas de l'irradiation
sonore... (Appris également il y a peu que le fameux concerto pour
la main gauche de ce dernier fut une commande d'un pianiste ayant
perdu son bras droit à la guerre de 14... Heureuse époque où un
pianiste manchot pouvait commander un concerto à Maurice Ravel !)
…
A Augusta (Géorgie)
La
mère de James Brown l'abandonna très jeune, le laissant avec un
père joueur et coureur qui pour l'élever n'eut d'autre alternative
que de le confier à une tante, directrice... d'un bordel !
James
grandit donc dans cet univers clos peuplé de femmes, les hommes
n'étant que de passage... Alors que James devait avoir à peu près
l'âge de Léo avec Toscanini, son père lui offrit un petit orgue
jouet qu'il avait trouvé dans la rue avec un pied cassé. Quelques
jours plus tard, revenant voir son fils, il ne trouva personne à
l'entrée de l'établissement, pas plus que dans les couloirs et dans
les chambres. Intrigué, il traversa les corridors pour finir par
entendre un bruit dans le salon du fond. Et lorsqu'il y entra, ce fut
pour voir son fils, assis devant l'orgue, chantant une chanson à la
mode de l'époque, entouré de toutes les prostituées de l'endroit,
béates d'admiration, remuées par un instinct maternelle tellement
de fois malmené et qui là, d'un coup, trouvait à s'exprimer dans
tout l'inconditionnelle admiration tendre pour cet enfant du coup
transfiguré.
Oui,
scène inaugurale, basculement dans un autre couloir du temps.
Sensation, enfin, d'exister pleinement, bien au chaud dans la chaleur
matricielle et torride qu'il n'aurait de cesse de faire jaillir plus
tard sur toutes les scènes du monde.
…
A Clamart (France)
L'enfant
avait neuf ans. C'était sa première année dans cet internat qui,
jusqu'à sa mort, lui ferait penser que l'enfer sur terre existait et
que pour ce faire, il suffisait d'enfermer des enfants avec des
adultes sadiques sans aucun contrôle extérieur.
Son
père avait eu la bonne idée de payer - à lui et à son frère -
des cours de piano qui se déroulaient dans le salon d'accueil de la
pension. C'était le lieu de réception des parents et c'était bien
le seul endroit auquel les Teynardiers du lieu essayaient de faire
attention en lui gardant un aspect agréable.
Comme
il se débrouillait bien au piano, il avait l'autorisation (privilège
sans nom en ces circonstances) de venir y jouer pendant la récréation
de 16 h. Dehors, l'hiver, le froid et le plus souvent les punitions
corporelles. L'enfant aimait ces moments de solitude (les seuls de la
semaine, le reste étant happé par une promiscuité mortifère). Il
aimait à faire courir ses doigts sur le clavier, dérogeant au
strict ordonnancement des devoirs qu'il avait à faire.
Un
jour qu'il était absorbé par la musique, il entendit soudain
derrière lui des murmures admiratifs. Il y avait là la direction de
l'établissement et son père venu le chercher lui et son frère ;
le premier disant à l'autre qui acquiesçait :
-
Oui, il se débrouille vraiment bien, c'est sans aucun doute notre
meilleur élève.
Bien
des années plus tard, se remémorant ces épisodes, il dut bien sûr
constater la validation de l'entourage et la fierté qui s'en suivit.
Mais plus que tout, ce dont il se souvient et qui explique sans doute
sa pratique plus tard de la musique (mais pas au piano), c'est le
fait qu'en cette période sombre de sa vie, en ces moments de musique
dans le salon, la musique lui offrait alors ce dont il manquait à en
crever : de la chaleur, de l'amour et la sensation de pouvoir
enfin être vivant sans que cela ne soit dangereux...
Oui,
scène inaugurale là encore…
...
A Neuilly-sur-Marne (France)
Le
chanteur Laurent Voulzy aime à raconter que lui et Christian Vander
(le créateur et l’âme de Magma) étaient dans la même classe
lorsqu'ils étaient enfants à Neuilly-sur-Marne. Ils étaient
proches parce que tous deux élevés par une mère seule ce qui à
l’époque était perçu comme une anomalie excluante. Alors ils
aimaient passer du temps ensemble ayant trouvé en l’autre un
compagnon de solitude et de singularité. Il raconte qu’un jour ils se retrouvèrent à
nouveau ensemble en colonie de vacances et qu’alors qu’ils
étaient partis faire une promenade avec les autres enfants, marchant
tous les deux à la traîne, ils se mirent à évoquer les chansons à
la mode de l’époque. Voulzy se mit alors à chanter l’une
d’entre elles, pendant que Vander faisait le rythme de la batterie
avec sa voix. Et il raconte que ce fut là « son premier
groupe » et que c’est à partir de là qu’il se dit que la
musique était une chose qui l’intéressait… Deux solitudes qui
s’harmonisent… Deux enfant marchant sur un chemin et chantant…
…
A Paris (France)
Lorsque
Michel Legrand eut trois ans, son père qui était compositeur,
quitta sa mère (oui, encore une histoire de mère élevant seule ses
enfants), ne laissant de lui dans l’appartement qu’un vieux
piano. Sa sœur aînée allait à l’école, sa mère allait
travailler, alors Michel Legrand se retrouva seul, très jeune
encore, avec juste ce piano ; et la suite on la devine aisément. On
peut imaginer ce petit bonhomme passant ses journées seuls dans cet
appartement et cet instrument comme un vestige de son père parti et
comme un supplétif à l’absence de sa mère. Il racontait
volontiers y passer ses journées, écoutant à la radio les airs
qu’il reproduisait ensuite au piano. Il paraît que lorsque il eut
atteint ses dix ans et qu’il s’est agi de lui trouver un
professeur de piano, les premiers professeurs rencontrés déclinèrent
en expliquant que vu son niveau ils n’avaient déjà plus rien à
lui apprendre. Alors, plus tard, il apprit auprès de Nadia
Boulanger…. Famille étonnante tout de même que la sienne :
sa sœur aînée devint une grande chanteuse de jazz, et il a deux
demi-frères dont l’un est écrivain et l’autre peintre…
Réfléchissant
à ces scènes, je me dis qu'il serait intéressant de compiler
quelques unes de ces scènes. Lorsque les protagonistes sont morts,
reste l'obligation de la reconstitution. Mais qu'ils soient vivants
vient alors la force du témoignage.
Alors
toi, si tu as vécu une de ces scènes, ou si tu en connais une,
raconte-la ; soit à moi seul par message privé ; soit en
commentaire sur ce blog ; soit sur le tien ; soit sur les
réseaux sociaux. Je me dis qu'il y a là matière à de belles
histoires...