dimanche 14 juillet 2019

A propos de Magma et de la musique de Christian Vander



Je dois le confesser : depuis près de 45 ans que j’ai découvert Magma, à part peut-être une ou deux personnes, je n’ai jamais réussi à convertir qui que ce soit à cette musique que je considère pourtant comme un corpus comprenant quelques unes des plus belles musiques entendues dans toute ma vie. Et s’il y a sans doute de multiples explications, sans doute aussi que la musique de Magma y est pour quelque chose. Non pas qu’elle serait moche – si elle l’était je ne ferais pas l’effort d’écrire ce texte – mais parce qu’elle est rétive à une approche trop expéditive. A part Mekanik Destructiv Kommando (déjà le titre !) qui est une sorte de palimpseste des « Noces » de Stravinsky, c’est une musique qui ne ressemble à aucune autre. Un prototype sur lequel on ne peut plaquer aucune de nos références, un objet absolument singulier qui semble même s’abstraire de toute lignée. Et puis, il y a cette langue inventée aux consonances germaniques qui peut être déroutante aux premiers abords. Ces consonances et la posture sans compromis des musiciens ont même valu au groupe à une époque l’appellation de « fasciste ». Ce qui est totalement stupide, mais en ces temps était « fasciste » à peu près tout… (depuis malheureusement et par la force des choses, on a une idée plus précise de ce que veut dire « être fasciste »). Reste que cette musique peut parfois avoir des résonances guerrières. Mais j’aime l’idée qu’elle ne prône qu’elle-même et que cette musique est une guerrière de la paix qu’il faut parfois savoir défendre…. L’autre raison sans doute de cette difficulté à aborder cette musique sans préjugé, ce sont… les fans eux-mêmes ! Et si j’ai des amis qui l’aiment et qui sont tout-à-fait charmants et tolérants, il suffit d’aller sur les pages des réseaux sociaux à la gloire de cette musique pour se rendre compte que l’humour et la légèreté ne sont pas l’apanage de tout le monde… Il arrive parfois que la chose prenne un côté secte, pas loin du culte de la personnalité, qui peut être assez déplaisant. Heureusement, la musique, elle, plane bien au-dessus de ça. Tout cela dit, la musique de Magma échappe à beaucoup ; une amie, encore récemment, me disait qu’elle est allée à un concert du groupe parce que son compagnon adorait cette musique. Et c’est absolument désolée qu’elle m’avoua être complètement passée à côté. Pourtant, ne serait-ce que par amour, elle aurait eu envie d’y adhérer pleinement. Mais non. C’est, je crois, une musique qui se mérite et ce n’est pas la seule. Quand je dis « qu’elle se mérite », je veux dire par là qu’elle demande un effort. Ce n’est pas, sauf pour certains (dont moi qui suis tombé immédiatement en pâmoison à la première écoute de « Kontarkoz » aux alentours de mes 14 ans) une musique qui s’offre à la première écoute. Il faut insister, laisser reposer, y revenir. C’est je crois le propre de beaucoup de grandes musiques. Pour ce qui me concerne, par exemple, si j’entends l’absolue beauté de la musique de Bach ou de Mozart, à mon grand désespoir je m’y ennuie au bout de dix minutes. Je pourrais dire « j’aime pas », mais ce serait dommage ; alors j’insiste, j’apprivoise, je tourne autour jusqu’au jour où… De la même manière, la première fois, où, adolescent, j’ai entendu Coltrane, je n’ai rien compris… Je me souviens aussi d’un disque de Miles Davis (« Agartha » je crois). J’écoutais sans trop comprendre jusqu’à ce qu’un jour en l’écoutant, je m’endorme à moitié, entrant alors en ce demi sommeil à l’intérieur même des arcanes de la musique. Et ce fut merveilleux ! Toutes ces musiques obligent à trouver la porte d’entrée et Magma, compte-tenu de son absolue singularité encore plus. 

Il y a aussi une autre raison qui pourrait expliquer la difficulté de partager cette musique : c’est qu’il est très difficile de trouver les mots pour en parler. Une fois que l’on a parlé de « volcan », de "secousse tellurique", de « chœurs célestes » ; une fois que l’on a raconté comme une histoire de science-fiction avec la planète Kobaïa ou la plongée dans le tréfonds d’un tombeau antique, on est vite à court de vocabulaire. Moi-mêmes qui ai dû écrire des centaines, voire des milliers, de textes, je n’ai jamais vraiment écrit sur Magma. Sans doute parce que je n’ai jamais trouvé les bons mots. Et c’est justement le propre de la musique d’être au-delà des mots. Peut-être alors pourrais-je parler des émotions qu’elle me procure, mais là encore ce n’est pas obligatoirement partageable. Je peux dire, que j’y entends du sacré, de la colère, de l’exaltation, que je perçois comme un axe entre la ciel et le ciel, que j’y entends aussi (même si j’ai mis longtemps pour ce faire), une incroyable tendresse et une infinie douceur une fois le fracas passé. J’y entends de la joie, du désespoir aussi parfois, une inventivité hors normes (Christian Vander aime à dire qu’il importe pour lui d’enregistrer une musique qui n’a jamais été proposée avant), j’y perçois un souffle, une grandeur mais aussi une humilité sans faille. J’y entends des structures rythmiques et harmoniques de folie ; des musiciens hors pairs, j'en aime leur engagement rare dans l'acte de jouer cette musique. Mais dire cela, contribue-t-il à la faire aimer ? Je ne crois pas. C’est une musique qui ne peut qu’être expérimentée par soi-même. Elle ne triche pas. Ne cherche pas à séduire. Elle est dans une absolue non compromission qui oblige donc son auditeur à aller vers elle et à se débarrasser de sa gangue de préjugés et d’a-priori. Juste savoir que ce qui va suivre ne ressemble à absolument rien d’autre et accepter de s’y perdre… 

Si j’ai eu envie d’écrire ce texte, c’est parce que Magma sort un nouvel album. « Zess - le Jour du Néant ». C’est une composition un peu mythique (disons un peu plus encore que les autres !) apparue à la fin des années 70. Jouée sur scène à certaines périodes mais jamais enregistrée officiellement (à part un bootleg officialisé par la suite mais au son un tantinet approximatif, et une version sur un des DVD de la série « Mythes et Légendes »). J’ai dû l’entendre sur scène pour la première vers 1982, et une autre fois en 1983. Et il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que cette composition portait quelque chose d’une intensité folle, encore plus folle que les autres corpus, ce qui paraissait déjà dingue. A l’époque, la version jouée était beaucoup plus électrique que la version qui vient de sortir et qui s’est adjoint la présence d’un orchestre symphonique. C’est un morceau construit pour l’essentiel sur une progression autour de deux accords, un crescendo infernal dont le climax alors était un duo entre la voix de Christian Vander et la guitare électrique. Une sorte de transe absolument folle, de sauvagerie à l'état pur, qui rendaient tout le monde un peu bordeline. Le cri coltranien plus la fulgurance dionysiaque de l’électricité. En général ceux qui rentraient dedans n’en ressortaient pas indemnes. Zess est sous titré « Le Jour du Néant ». C’est un oratorio, un requiem pour un monde qui va bientôt disparaître. Il y a au début un long texte en français. Cela se passe dans un stade antique, pour le dernier jour et tout le monde sait qu’il va mourir… (oui, je sais…) et puis la musique se déploie. C’est alors d’une puissance folle. Ce pourrait être désespérant ; c’est jubilatoire, intense, magique. Ça évolue vers une sorte de Gospel extatique (et à ce sujet, il faut dire et redire à quel point la musique soul de Motown et autre a forgé l’imaginaire musical de Christian Vander. (Coltrane, Otis reding, Stravinski, Bartok, Ravel… Le creuset c’est ça !). A l’arrivée, on en sort exsangue et un peu plus vivant, ce qui pour un requiem est plutôt paradoxal  (mais c'est sans doute le propre des requiem que de nous consoler de l'inconsolable…)

Vander a mis longtemps à accepter d’enregistrer cette œuvre. Probablement une sorte de superstition. Que faire après le néant ? A ce sujet, il faut dire qu’en général les grandes œuvres magmaîennes lui sont venues pour ainsi dire en songe (parfois avec des visions). Puis elles sont développées au piano avec juste la voix. Et pour qui aime cette musique, ces épures premières qui nous sont parfois parvenues sont bouleversantes. Vander n’a jamais séparé la vie et la musique. Il est musique, pleinement et du matin au soir. Il n’y a donc pas, logiquement, de cette distance entre l’œuvre et son créateur. Cette musique joue avec des forces puissantes et j’imagine très bien que dans l’intériorité de Vander on ne joue pas un requiem sans conséquence… Il a 71 ans (je crois), Magma fête ses 50 ans cette année et peut-être s’est-il dit que c’était le moment. 

Je voudrais terminer ce texte par un souvenir personnel et une histoire (oui, je suis conteur, on ne se refait pas). J’ai rencontré Vander une fois pour l’avoir programmé avec son trio de jazz. J’étais alors un jeune homme et l’admiration que je lui portais empêchait tout échange équilibré. A un moment pendant les balances, nous étions assis côte-à-côte et sur une table était posé le programme de la salle. Il y avait un groupe programmé qui s’appelait « le Manège enchanté » et je l’ai vu alors s’arrêter sur ce nom : « le Manège enchanté, ça c’est beau ! ». Cela m’avait ému, cette sorte de premier degré dans la perception des choses, une sorte d’innocence première. Et puisque l’on parle d’innocence, je voudrais donc raconter une histoire. Elle a été racontée à la radio par Laurent Voulzy. Il se trouve que lui et Vander habitaient enfants dans la même ville de banlieue, tous les deux de mères célibataires (comme on disait à l’époque). Ils étaient copains et sont un jour allés dans la même colonie de vacances. Lors d’une promenade en forêt, ils se sont retrouvés à marcher côté à côte, et Voulzy s’est mis à chanter un des tubes du moment pendant que Vander faisait la rythmique avec sa voix. Voulzy dit que « ce fut son premier groupe » (en ajoutant que pour lui « Vander était un génie »). Il y a dans l’œuvre vandérienne parfois l'évocation de cette image d’enfants marchant dans la forêt en chantant (dans « A Tous les enfants » par exemple, ou même dans « Félicité Tösz »). Je pense qu’il a gardé cette innocence de l’enfance dans son approche de la musique tout en élaborant une des musiques les plus savantes et complexes qui soit. C’est une musique qui me bouleverse et m’enchante. 

« Zess » vient d’intégrer les plates-formes de streaming. Ça dure 37 minutes. Si tu pouvais faire cette démarche d’aller écouter, voire réécouter, je me dis que ce texte aura été utile...