mardi 8 mai 2018

Un lâcher de pollen

F de Machaut, le verger mystérieux

Sur la scène du Printemps de Bourges, lors de son premier concert après les obsèques de son père, Arthur H a prononcé cette phrase que je trouve admirable :
    « Un artiste qui part, c’est comme un arbre qui lâche son pollen. C’est magique. Ce pollen se dissémine et nous fertilise. »
En effet, à l’occasion de la mort de certains artistes mais aussi de penseurs, de chercheurs ou de philosophes, il se passe quelque chose de mystérieux. Comme si le fait que tant de personnes pensent à une autre en même temps par le prisme d’une émotion intense créait une sorte d’égrégore qui décuplait la puissance de l’œuvre du défunt et fertilisait l’âme de chacun. Et cela est d’autant plus fort que l’artiste parti était connu. C’est le mystère des célébrations réussies ; elles pourraient être mortifères alors qu’au contraire elles réveillent en nous une humanité et une sensibilité fragile qui nous rendent plus beaux, plus sensibles et plus reconnaissants.

J’ai eu à traverser certains deuils et j’ai souvent constaté qu’en quittant son corps et notre monde, la personne partie devenait alors pure présence, pur esprit, et qu’alors elle avait cette capacité d’être partout, n’étant plus limitée par les contraintes de son incarnation. C’est comme cela que nos parents décédés deviennent des ancêtres et que certains défunts deviennent des entités protectrices. Comme cela que nous sommes accompagnés de toute une myriade de présences et qui parfois se manifestent si nous savons un peu y faire attention.

Au-delà de ces considérations, j’aime cette idée que l’art puisse être un pollen qui nous fertilise. Nous sommes des terres en jachère qui n’aspirent qu’à la fertilité. Nous avons besoin d’un apport extérieur pour fructifier. Nous avançons balayés par l’aléatoire des vents qui nous traversent, déposant en nous les précieuses semences. Sans cette circulation rien ne pourrait vivre et surtout pas nos âmes. Artistes sont ceux qui se situent dans cette logique du vivant. J’aime les paroles, les sons et les images qui viennent en nous fructifier ce qui patiemment les attendait, révélant au hasard de cette pollinisation les jardins merveilleux que nous portions sans le savoir. J’aime ces artistes qui participent à ces grandes lois du vivant, qui procèdent des mêmes principes. Ainsi pourrions-nous leur demander : dis-moi, quel est ton jardin ? Et quels en sont les fruits ?

Le mot « culture » vient du latin « cultura »  (« habiter », « cultiver », ou « honorer ») lui-même issu de « colere » (cultiver ET célébrer). Que ce soit la terre ou les choses de l’esprit, ce mot nous ramène inlassablement à ces quatre sempiternelles questions :  Où habites-tu et qu’habites-tu ?  Que cultives-tu ? Qu’honores-tu ? Et que célèbres-tu ?

« Qu’habites-tu ? » : quels espaces psychiques choisis-tu d’investir et de vivre ? Comment habites-tu ta propre vie ?
« Où habites-tu ? « : à quel lieu, quelle place es-tu relié ? Comment l’investis-tu ?
« Que cultives-tu ? » : Quels rapports entretiens-tu avec le vivant, l’univers, la terre ? Que fais-tu pousser en toi ? Quelles futures récoltes as-tu semées ?
« Qu’honores-tu ? » et que « célèbres-tu ? » : Que choisis-tu d’honorer et de célébrer ? Que considères-tu comme digne du plus grand respect ? Que considères-tu comme aussi précieux -voire plus- que toi ? Quelles sont tes admirations ? Devant quoi serais-tu prêt à t’incliner ?

Entends-tu là cette écologie de l’esprit qui point ? Ce potentiel programme de vie ?

Les artistes sont des surfeurs d’argent zigzagant sur l’écume frissonnante de ces questions. Ils sont des semeurs à tout vent. Comme un grand chêne qui les années fastes peut produire 90 000 glands alors que seulement une dizaine sans doute deviendront arbres. Ils ne savent jamais où ça va prendre. Que leurs graines soient fragiles ou inadaptées au terreau dans lequel elles sont lancées, que ce terreau soit pauvre ou déjà trop occupé, que le vent cette année-là ne souffle pas, qu’ils soient trop seuls et ne puissent compter sur toutes ces aides disséminant leurs graines (comme les oiseaux, les écureuils, les sangliers… le font pour les arbres), que d'autres avant aient stérilisé les sols, alors leurs propositions resteront lettres mortes. Un artiste qui réussit est un phénomène qui procède d’un alignement très particulier pour ne pas dire miraculeux. Le talent, le travail, oui bien sûr. Mais aussi cet alignement avec lui-même, cette danse avec le vivant, cette chance indispensable, cette compatibilité avec l’air du temps, et tant d’autres choses encore…

En mourant, les grands artistes laissent partir tous les pollens qu’ils n’avaient pas eu la possibilité de prodiguer. C’est un moment magique qui féconde le monde. Bienheureux sont ceux qui les reçoivent… Et combien nos âmes en ont besoin...


lundi 7 mai 2018

Antichambre du Héros et apologie du brin d'herbe

Sarah Moon - Le Petit Chaperon Rouge

Dans un texte récent, la conteuse Catherine Zarcate développe l’idée selon laquelle si dans un conte on suit le Héros, celui qui ose suivre le fil du merveilleux et montre le chemin vers l’accomplissement, il convient d’attacher la même attention à ceux qui restent sur le bord de ce chemin. Car dans la vie, et donc dans les histoires, nombreux sont ceux qui n’osent franchir le pas et qui par détresse, stratégie de survie, peur, atermoiements divers, demeurent à jamais dans leur humble et modeste humanité. Ceux qui vivent alors avec l’avarice, l’envie, le déni, la voracité, la peur, la complaisance avec les puissants, la colère, l’avidité, la lâcheté, l'échec… et j’en passe.

Oui, au hasard de certains contes, les sœurs de Cendrillon, tout comme sa marâtre, les vieilles femmes dévoreuses d’enfants, les sorcières susceptibles, les fantômes dans les étangs, les tantes jalouses de leur nièce, la populace agressive, les jeunes gens égoïstes, les frappeurs d’enfants, les tabasseurs d’épouses, les rois sanguinaires, les princesses capricieuses, les traîtres à leur cause, sont, qu’on le veuille ou non, des bribes de miroirs éclatés de nous-mêmes. C’est sur ce limon-là que le Héros émerge. Ils nous montrent ce que l’on sait ne pas devoir faire, mais que l’on fait parfois à notre grande honte. Nous sommes tous des héros contrariés et / ou empêchés, des héros faillibles, et nous devons apprendre à nous accepter tels que nous sommes. Ne pas anoblir nos travers, mais les accepter et faire pacte avec eux. Car rien de pire que ces fonds de cuve refoulés tant leurs remontées intempestives à la surface peuvent être dévastatrices. Les contes nous en parlent pourtant. Et le plus surprenant, c’est qu’en général nous n’y voyons et n’entendons que le Héros, refoulant à l’arrière plan, presque comme des accessoires narrativement nécessaires, cette humanité faible et parfois terrible que pourtant ils nous montrent.

En tant que conteur, j’ai toujours attaché une grande importance lorsque je travaille une histoire à la travailler à travers le regard de tous les protagonistes. Se mettre à la place du loup dans le Petit Chaperon Rouge, à la place des vieilles femmes continuant de filer malgré l’interdiction dans la Belle au Bois Dormant, à la place des sœurs de Cendrillon, etc...Et même si ce travail n’apparaît pas dans la contée, le conteur aura tissé tous ces destins et tous ces destins seront présents ne serait-ce qu’en filigrane. Et puis, comme le dit Catherine Zarcate (je cite) : « C’est une manière habile d’éviter la caricature du « conte de fée ». Mais aussi, en ce moment, c’est une résistance, car notre monde fait la part trop belle aux vainqueurs. Or cette dangereuse simplification du monde et des êtres est à la racine des dictatures ».

Au-delà du conte, je m’interroge en ce moment sur cette figure du Héros. Qui ne voudrait, même d’une manière fantasmatique, ne pas l’être ? C’est un archétype très puissant, et je dirais même dominant. Alors qu’il y en a d’autres. Positifs : le guérisseur, l’enseignant, le défenseur, celui qui entretient le vivant… Moins lumineux : Celui qui est habité par l’absurde, celui qui rate tout, celui qui fait le bien au détriment de son propre équilibre, celui qui ne trouve pas sa place, etc…

Étymologiquement, « archétype » vient du grec et signifie « premier type ». Le Littré donne en première définition « Modèle sur lequel se fait un ouvrage ». Pour Jung, c’est « une image originelle qui existe dans l’ inconscient, mais qui n’est pas issue de l’expérience personnelle. L’archétype en lui-même est une énergie probablement indépendante de l’esprit humain, de nature transcendante, et qui possède la particularité d’être un élément de transformation ». En tout cas, l’archétype est une énergie psychique très puissante, et chacun d’entre nous est mu par l’énergie d’un archétype -voire de plusieurs. C’est une sorte de charpente, de matrice qui va imprégner l’ensemble de ce que nous sommes, de ce que nous ressentons, de ce que nous pensons, rêvons, construirons. Identifier l’archétype qui nous meut peut être le travail d’une vie. Et dans cette course à l’archétype, la figure du Héros est omniprésente.

Toutes les civilisations l’ont célébrée. Et puisque l’étymologie nous en apprend encore et encore, l’étymologie de « héros » vient du grec et signifie « demi dieu » ou « tout homme élevé au rang de demi dieu ». Et j’ai envie alors de poser une question toute simple : a t-on besoin d’être un héros, ou de se penser comme tel, pour être heureux et accompli ? N’y aurait-il pas derrière cet archétype qui nous habite, la tentation d’une survalorisation du moi, ou bien encore un acharnement masochiste contre soi-même à vouloir être à ce point exemplaire ?

C’est entendu, le Héros est celui qui ose et ne se dérobe jamais. Celui qui suit son destin au péril de sa vie. Celui qui sauve le monde et revient victorieux. Celui qui accomplit ce qui doit être accompli, y compris et surtout lui-même. Il en faut c’est un fait. Mais l’on peut avoir des qualités de héros sans en revêtir l’armure et sans renoncement pour autant : faire preuve de courage, de vaillance, de générosité, ne pas se dérober, regarder les choses en face, faire le bien, modestement, à sa façon.

Vivre en suivant l’archétype du héros, pourtant, consiste bien souvent à en revêtir l’armure ou l’habit de lumière. Mais pour nombre de prétendants combien le deviennent vraiment ? Car si l’archétype impose sa loi, il nous revient alors de le mettre en musique, de le faire vivre et l'incarner, d’en être digne. Et c’est là que le bât blesse. Sommes-nous à la hauteur de l’énergie archétypale qui nous anime ? Si oui, tant mieux. Si non, combien de héros déchus ressassant leurs échecs ? Combien de guérisseurs devenus prescripteurs de remèdes à la chaîne ou bien gourous dévoyés ? Combien d’enseignants dénués de pédagogie et d’empathie ? Combien de cultivateurs du vivant devenus des machines sans âme face à des champs stériles ? Combien de foules même, éprises d’idéal et devenant sanguinaires ? Que de désillusions alors et que de souffrances rabâchées !

Si l’on veut éviter ces souffrances et ces échecs, il n’y a pas plusieurs chemins. Il faut juste apprendre à identifier suffisamment ses faiblesses pour ne pas en devenir l’objet. Il faut apprendre à accepter et à reconnaître en soi la part d’humanité souffrante, fragile, pas obligatoirement reluisante, telle que le conte nous la montre parfois. L’archétype peut être dévastateur s’il n’est pas ajusté aux capacités de celui qu’il imprègne.

Par exemple, lorsque j’ai pris la décision de changer de vie, il y a maintenant un an environ, je sais avoir été mû par cet archétype du Héros. Je serais celui qui suit son propre destin. Celui qui contre vents et marées contraires prend la décision de vivre de ce qu’il aime. Celui qui transcende un long chemin de résilience pour s’autoriser à entrer enfin dans sa propre lumière. Un an après, alors que rien ne s’est passé comme prévu et que le spectre d’un retour à la case départ se fait durement ressentir, je sais juste que je ne suis décidément pas le Héros que j’espérais être. Et que si j’avais un peu plus accepté de pactiser avec mes peurs, mes empêchements et mes aveuglements, si j’avais été en mesure de m’accepter dans une image un peu moins magnifiée, je ne serais pas dans la situation très inconfortable dans laquelle je suis actuellement.

Rêver plus grand que soi expose parfois à de sombres désillusions. Choisissons-nous d’ailleurs nos archétypes ou s’imposent-ils à notre insu ? Ou bien encore en héritons-nous par-delà des générations ? J’aime cette idée -poétique sans doute plutôt que philosophique- que l’archétype est le chemin que choisit notre âme pour s’accomplir. Mais nous ne sommes pas que nôtre âme et c’est là toute la violence et la merveille de l’incarnation. Nous sommes aussi un corps, une personne avec ses failles, son histoire, ses blessures, ses fragilités et nous devons faire avec. Comme une corde à nouer entre le précaire fragile de nos existences et la mirifique beauté de nos âmes baignant dans l’immensité du ciel.

Nous devons apprendre l’infini tout autant que la beauté gracile, simple, presque rustique, du brin d’herbe. Nous devons accepter, même avec effroi, tous nos visages. C’est à cette condition-là que nous pourrons nous hisser un peu plus haut que nous-mêmes.

Dans le bruissement sans fin des histoires que nous racontons et que nous nous racontons, exonérons-nous pour un temps de la focalisation sur le héros et écoutons tous les murmures autour. Ils ont autant, voire plus, à nous apprendre...