![]() |
Tapisserie de Dom Robert (cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Habitant un immeuble peu propice à cela, je ne peux écouter de
musique chez moi si ce n’est au casque. Et comme par ailleurs après
des semaines d’usine j’avais envie de retrouver une nature
sauvage et fière, je me suis fait un petit plaisir aujourd’hui.
J’ai acheté le dernier album de Bashung (et trouver un CD dans le
coin relève d’une mission aventureuse) puis, l’écoutant à fond
pendant le voyage je me suis rendu en un endroit que j’aime bien :
la vallée du Viaur, un de ces lieux où l’on sent encore la nature
sauvage et indomptée.
Pour l’album, je l’aime beaucoup. J’en aime son côté abrupt
sans facilité à laquelle se raccrocher, son côté revenu d’entre
les morts et cette voix sèche et austère (non embellie par le
travail en studio), celle d’un homme qui se savait condamné ;
et on l’entend presque sangloter à un moment… Toutes les
chansons ne se valent pas, ce serait facilité de le dire, mais il y
a dedans quelques fulgurances, quelques trouvailles poétiques,
quelques mélodies dont lui seul avait le secret. Il paraît que le
français n’étant pas sa langue maternelle, il l’entendait un
peu comme une langue étrangère ouvert à l’étrangeté des
sonorités. Il y a « Immortels » bien sûr, une
merveille. Mais il y a aussi « les Arcanes », une chanson
pour dire que plus rien n’est caché alors que le propre des
arcanes c’est bien d’y cacher quelque chose (« Revenu des
arcanes, j’ai ouvert les écluses, pour une fin en fanfare… Mais
tout est là, et j’ignore l’art perdu du secret. Oui, tout est
là, rien n’est caché »). Et il y a « Nos âmes à
l’abri », pour moi, je le sais, une chanson qui me suivra
longtemps. Pourquoi ne l’a t-il pas retenue pour « Bleu
Pétrole » restera à tout jamais un mystère, mais cette
chanson, qui clôt l’album, le justifie à elle-seule : « La
douceur tombera comme une coulée de plomb, on se relèvera la nuit
sur le balcon. Pour mettre nos âmes à l’abri, mettre nos âmes à
l’abri ».
J’ai écouté cette chanson sur le voyage de retour. La vallée
étant encaissée, il y fait sombre et les nuages planaient. Pour
rentrer il faut donc remonter sur le plateau, et alors que la chanson
se déroulait, peu à peu la lumière revenait, jusqu’à cette
lumière irradiante d’une fin de journée d’hiver avec le soleil
se couchant derrière la colline. Une épiphanie en soi.
La promenade fut belle, je marchais vers l’aval. Envol parfait d’un
groupe de canards sauvages de la surface de l’eau ; éclair
fugace d’un martin-pêcheur rejoignant la rive, reflets aléatoires
du roux des feuilles sur l’onde. Le paradis est là où l’on veut
bien qu’il soit. Et il y a tant d’occasions de perdre son âme et
tant de lieux pour la retrouver et la mettre à l’abri.
Dans ces endroits où l’âme respire, il y a l’œuvre de Dom
Robert. Une amie sur Facebook m’en parlait l’autre jour. Or, il
se trouve que je l’ai rencontré et que je crois bien n’avoir
jamais écrit cette histoire.
A 18 ans, je suis allé avec un copain passer deux semaines dans un
monastère bénédictin. Comment un adolescent de cet âge, issu d’un
milieu athée pour ne pas dire anti-clérical, viré qui plus est du
catéchisme à 9 ans, peut-il développer un tel projet ? Disons
qu’à l’époque j’avais déjà des élans mystiques très
forts. Une personne avait du me parler de ce lieu, et voilà…. Mes
parents ne s’opposaient jamais, j’y suis donc allé. A l’époque,
on pouvait choisir entre payer sa pension ou participer à la vie du
monastère. Comme nous n’avions pas d’argent avec mon pote, nous
avons choisi la deuxième option et nous sommes retrouvés… à
l’entretien du jardin ! Parler de dieu et des merveilles de
l’univers avec un moine entre deux brouettes de terre est un
bonheur que je souhaite à tout le monde. Ce monastère, très
progressif pour l’époque, accueillait des personnalités
atypiques : un chercheur en astronomie du CNRS, un ancien
missionnaire africain revenu presque agonisant et quasi ressuscité,
et ce frère présenté comme « réalisant des cartons pour
faire des tapisseries ». Je me souviens de lui comme frère
José, mais au vu de sa biographie, je pense que c’est une facétie
de ma mémoire. « Faire des cartons pour tapisserie »
consiste en fait à créer les motifs, le visuel et les couleurs
d’une tapisserie qui sera ensuite réalisée en atelier (à
Aubusson pour ce qui le concerne). Les reproductions en cartes
postales que j’avais vues à l’époque témoignaient d’un
imaginaire très délicat, où fleurs, arbres et animaux étaient
représentés dans une palette de couleurs aussi infinie que
délicate. Frère José (oui, continuons de l’appeler comme cela),
dans mon souvenir, avait un physique râblé, petit, large d’épaules
et chauve, ce qui fait que nous trouvions qu’il ressemblait plus à
un bagnard repenti qu’à la délicatesse de ses œuvres. Pour le
reste, les messes dans la chapelle avec les moines (surtout le matin
très tôt) étaient d’une beauté et d’une profondeur auxquelles
l’adolescent que j’étais était très sensible. Il y avait un
chœur de chant grégorien (des disques en témoignent) qui lorsqu’ils chantaient dans l’église vous envoyaient direct au septième ciel...
En tout cas, un matin, le frère astronome nous proposa de nous faire
découvrir le ciel avec son matériel. Rendez-vous est pris très tôt
le matin dans les jardins. C’était un savant érudit qui avait à
cœur de partager, un être d’amour pur comme il y en avait
quelques uns dans le lieu, et nous voilà donc tous les trois avec
mon copain à presque 6 heures du matin autour de la lunette à
découvrir les étoiles, les planètes et l’immuable et féerique
spectacle de l’univers comme il va… Là-dessus, on entend soudain
des bruits de pas courant et l’on voit arriver, vêtu d’un short
improbable et de baskets d’un autre temps, notre frère José en
train de faire… son jogging !
- Ah bonjour mon frère, qu’est-ce que vous faites là si tôt ?
- Et bien voyez-vous (je ne sais plus si ils vouvoyaient ou se
tutoyaient) je fais voir et les étoiles et la lune à ces
messieurs !
- Ah la lune (toujours en sautillant sur place). Faites voir !
Il regarde dans la lunette et impérial commente tout en
reprenant sa course :
- Ah oui, la lune ! Pas mal, mais bon, y a pas de fleurs
là-haut ! Avant de disparaître dans les méandres du jardin.
Plus tard, je découvris que c’était un proche de Lurçat et que
son œuvre était connue dans le monde entier. Avant de partir du
monastère, il était possible de demander une audience à un moine
pour discuter de nos questionnements spirituels. Je rencontrais celui
qui était revenu d’Afrique moribond. Une force de la nature, bien
loin des caricatures de missionnaires habituelles. Je me souviens que
nous avons parlé à un moment entre autres choses de la question de
l’immanence ou de la transcendance de dieu (oui, à 18 ans, pas
étonnant que ma vie amoureuse fut ensuite un fiasco ! Non, je
plaisante…) Au moment de l’au-revoir, d’une bourrade
fraternelle, il me frappa délicatement le plexus de sa main, en me
disant quelque chose comme « ça ira, ça ira... » Et
comment dire ? Ce fut comme si je recevais une décharge
électrique libératrice en moi. Une sorte de passation, de
transmission muette par laquelle je sus que toute ma vie,
consisterait à chercher et à avancer sur ce chemin de conscience et
que j’avais toute légitimité pour le faire… Je finis presque 15
ans plus tard par rencontrer le bouddhisme et cela est une autre
histoire, ou plutôt la même, mais différente.
La musique et la poésie, l’art en général, les prières et les
chants, la beauté du monde, la fraternité : autant de cryptes
enchanteresses pour mettre nos âmes à l’abri...