« Sans
terre, l’âme est vide, mais sans récit, la terre est muette »(1).
Et moi qui n’ai pas de terre, je n’ai que des récits. Alors,
quand bien même, sans doute, dois-je savoir faire autre chose, je
fais récit de ce que je vis et rencontre. Parce que ce que nous
rencontrons (êtres, récits, musiques, épreuves, joie…) est ce
qui nous tisse. Et qui peut dire avec certitude ce qui mérite d’être
raconté et ce qui ne mériterait pas de l’être ? Parfois, un simple
brin d’herbe peut révéler une importance plus grande encore que
les textes les plus sacrés, et les grandes décisions se prennent
parfois dans un silence et une simplicité muette, sans anges
sonneurs de trompette et chorale cosmique, qui font qu’il ne reste
de cet instant fatidique le plus souvent aucune trace.
Je
suis une sorte d’écrivain public passé à côté de sa vocation.
Avant, il y avait les bardes, en Afrique il y a les griots -des
gardiens de la mémoire collective et familiale- et moi j’écris
souvent sur des petits riens, un chroniqueur du presque rien, de
l’interstice, au mieux un rapporteur de mondes enfouis, un
partageur de graines que chacun prend ou ne prend pas en fonction de
ses goûts, affinités et / ou disponibilité.
Je
vais donc te faire un récit, un récit d’un presque rien.
Hier,
j’ai regardé un documentaire du cinéaste Alain Cavalier sur
Bartabas et ses répétitions matinales avec le cheval Caravage
(c’est aussi le titre du film) en vu d’un prochain spectacle.
Cavalier + Bartabas, tu te doutes bien que ça ne parle pas beaucoup.
Un film de taiseux donc, filmé avec une petite caméra numérique,
qui montre juste le travail en train de se faire, sans commentaire ni
discours. C’est aussi lent que fascinant et puis le cheval est
somptueux.
A un
moment, il y a un plan de deux secondes, on l’on voit un cheval
couché dans son box et visiblement en train de mourir. C’est un
film de silence disais-je. Le plan suivant, on voit simplement
Bartabas assis, droit, silencieux, dans sa roulotte, avec juste deux
choses sur la table : un mouchoir de papier blanc soigneusement
plié et une carafe de saké. Rien de plus et pourtant on comprend
tout. Mais si je te raconte tout ça, c’est pour la scène
suivante. On voit Bartabas entrer dans une écurie où vivent en
groupe, sans box, une vingtaine de chevaux. Il y entre et s’accroupit
dans un coin. Les chevaux s’approchent intrigués. Et puis, un,
puis deux, puis trois chevaux s’approchent de lui et posent leurs
museaux contre son visage. Et comment dire… C’est d’une beauté
de premier matin du monde. On comprend tout bien sûr, de pourquoi il
est venu là, de comment les chevaux lui guérissent son âme
blessée. Car on le sait maintenant, les chevaux sont de grands
guérisseurs… Mais dans le film, là, il n’y aucun mot, aucun
discours. Juste un homme qui se laisse guérir de son chagrin par des
chevaux. Après, bien sûr, on sait que Bartabas, un des plus grands
écuyers de ce siècle, a une relation quasi médiumnique avec les
chevaux, on sait qu’il a même tourné il y a longtemps un film
chamanique en Mongolie (ou en Sibérie, je ne sais plus). Alors on
peut reconstituer quelque chose. Mais la force du film, c’est de
justement, simplement montré, sans un mot.
C’est
un récit de rien, capté au fil d’un jour d’inactivité forcée.
Je l’offre au monde. Saurais-je faire quelque chose d’autre ?
(1) :
in « La Vie des Elfes » de Muriel Barbery chez
Galiimard, un livre à la très belle écriture.