Toutes et tous, sommes vivants en devenir parce que nous avons des
rêves. Pas tant les rêves du sommeil que ceux que, patiemment, au
fil des mois et des années nous construisons. Nos rêves de vie.
« J’aimerais tant devenir naturopathe ». « Je
mets de côté pour faire le tour du monde pendant un an ».
« Je veux fonder une famille avec trois enfants ». « Je
vais acheter une vieille maison à retaper dans le sud pour en faire
un gîte ». « Je veux devenir artiste », « Je
vais écrire un roman et vendrai des milliers d’exemplaires »,
« un jour je vivrai l’Éveil, et alors toute ma vie sera
lumière », « Je veux aller aider les gens dans une
organisation humanitaire ». « Je joue toutes les
semaines au Loto pour avoir une piscine », « Je veux
devenir maraîcher bio », etc.
Ces rêves-là ne se construisent pas du jour au lendemain. Il est
rare, même si cela existe, qu’une personne plaque tout ou se
recycle du jour au lendemain. Dans la majorité des cas, c’est une
lente élaboration, une cristallisation, une planification qui se
fait au fil des mois et des années. Ces processus avancent
conjointement avec la construction de nous-mêmes, la découverte et
l’expérimentation de nos potentiels, les rencontres que nous
faisons, les talents et les goûts que nous nous découvrons.
L’élaboration de ces grands rêves / projets de vie mobilise une
bonne part de notre énergie psychique, d’autant qu’ils sont
souvent dans une conflictualité épuisante avec notre vie réelle.
Alors peu à peu émerge le « un jour je le ferai ».
Comment finit-on par se convaincre que notre vérité et notre
accomplissement passent par la réalisation de tels projets ?
Qu’il nous revient d’accomplir cela si l’on veut être sûr de
n’être pas passé à côté de nos vies ?
C’est un long processus que celui de ces rêves-là. Pour moi par
exemple, devenir conteur de métier (et pas seulement dans le cadre
d’une activité complémentaire) est un rêve qui s’est
patiemment structuré sur une vingtaine d’années. Celui de devenir
tarologue sur une bonne quinzaine d’années. Me convaincre que
j’avais quelque chose à apporter au monde et que par là serait le
chemin de mon accomplissement fut le cheminement de toute une vie.
Ainsi suis-je devenu masseur, tarologue, conteur… Jardinier de
l’humain disais-je alors…
Par ailleurs, suite à une petite enfance et à une enfance
profondément contrariées, un autre de mes mythes était la vie
conjugale. Être sauvé et se construire par l’amour, réussir ce
que mes parents avaient raté. Une vie entière à fantasmer cette
chose-là pour à chaque fois échouer avec plus ou moins d’âpreté.
Ce qui avec le recul fut logiquement normal : grand blessé
affectif, j’avais besoin d’amour et d’être aimé au quotidien,
alors que mon besoin d’indépendance créait une incompatibilité
mortifère avec ce besoin...
Un autre de mes mythes était le retour à la terre. Là était la
vraie vie vivifiante et digne. Vivre dans la beauté du monde...
Alors, en quittant mon ancien emploi dont il me semblait avoir fait
le tour, pour partir rejoindre ma compagne de l’époque et
m’installer à la campagne comme conteur, tarologue et masseur, je
faisais d’une pierre cinq coups et réussissais le prodige de
réaliser cinq rêves majestueux en un….
Et quand aucun de ces rêves n’a marché (et parfois même de
manière quasi surnaturelle) et qu’un an après je fus dans la
situation de devoir retourner vers mon ancien employeur, dans mon
ancienne région, célibataire qui plus est, et après un an de
précarité économique dont plusieurs mois à la fin en intérim à
travailler à la chaîne en usine, la tristesse et l’incompréhension
furent grandes.
Car comment donner du sens à ça ? Partir réaliser ses rêves
les plus profonds après les avoir maturer pendant des années et que
rien ne marche ? Tristesse, colère, incompréhension,
abattement, sentiment d’injustice et de damnation, solitude
douloureuse, auto dévaluation (« faut-il donc être vraiment
mauvais pour rater les choses de cette manière ! »)…
Une plongée dans l’Ombre.
Pour reprendre une expression à la mode en ce moment, il arrive
parfois dans nos vies que tout soit aligné. Que nous soyons dans un
cercle vertueux. En ces instants, tout s’enchaîne harmonieusement,
tout se répond, s’enrichit mutuellement et les synchronicités
fleurissent… Au terme « aligné », je préfère
d’ailleurs celui de « synchronisé » qui me paraît
plus juste. Oui, parfois tout est synchronisé. Et donc, par voie
logique, il arrive aussi parfois que tout soit désynchronisé.
Toutes choses arrive à contre temps de l’autre, les refus, les
impossibilités, les contrariétés, les épreuves s’accumulent
dans une sorte de spirale infernale. J’ai tendance à penser que
ces périodes devraient être perçues -au-delà
d’une adversité ou résistance des choses que je qualifierais de
« normales »- comme un ensemble de signes, d’alertes, à
partir desquelles nous devrions nous dire que nous faisons fausse
route. Donc, à un moment (et même relativement rapidement), dans
mon beau projet de vie, les choses se sont désynchronisées (et
quant à la question de savoir si « elles se sont »
désynchronisées, ou si je les ai sciemment désynchronisées, je
laisse pour l’heure ce débat de côté).
Et puis, il y a quelques jours ; la réponse. Fulgurante. Et
cette compréhension là : Lorsque après avoir mûri pendant
des années un rêve, nous pensons le temps venu pour le réaliser,
nous ne nous rendons pas compte qu’entre le début de la maturation
de ce rêve et sa mise en œuvre ; parfois à notre insu, nous
pouvons avoir profondément changé. Et que ce rêve qui nous est
si cher n’est peut-être plus adapté à ce que nous sommes
devenus. Que nous sommes restés fixés sur ce rêve-là, alors
qu’une part de nous, vitale, est peut-être déjà appelée à
autre chose. A un autre rêve. Comme une désynchronisation entre nos
rêves intacts et ce que nous sommes devenus au fil du temps.
Or, quand on passe une bonne partie de sa vie à se construire un
rêve de vie, il n’y a qu’une solution pour changer de rêve :
réaliser ce rêve ! Il ne peut y avoir d’autres
solutions. Pourquoi ? Parce que tout rêve important non
réalisé reste comme un fantôme et une chape de regrets qui
empêchent quoi que ce soit d’autre d’émerger. Il occupe
toute la place dans notre psyché. Quoi que l’on fasse, si l’on
ne fait pas cette tentative de le vivre, toute notre vie restante
nous resterons entre regrets et hypothèses (« ah si seulement
j’étais allé jusqu’au bout ! »).
Donc ayant fait le pari, tel un joueur insoucient, de mettre tous
mes rêves dans le même projet, je les ai tous perdus. Ou plutôt,
je les ai tous dissous. Alors oui, la solitude, le chagrin,
l’incompréhension, le désarroi. Jusqu’à comprendre cela :
maintenant que je suis libéré de ce rêve-là, je suis comme un
disque dur vierge à même d’en élaborer un autre qui correspondra
plus à l’essence de ce que je suis devenu. Que suis-je devenu
(je ne parle pas dans les faits, ça je le sais, merci ; je
parle de mon âme) ? Et bien, justement, je ne le sais pas. Pas
plus que je n’ai la moindre idée de quel sera le prochain rêve.
Je me suis dés identifié de presque tout.
Libéré du fantasme d’être reconnu comme artiste, comme tarologue
et soignant ; libéré du fantasme (et du besoin) de la vie
conjugale pour m’accomplir ; libéré de toute image sociale,
libéré d’une bonne partie de mes discours, je peux dorénavant
avancer vers un inconnu tout autant effrayant que profondément
régénérant.
Oh bien sûr, il y aurait bien d’autres regards à porter, bien
d’autres analyses à élaborer, sur cette désarmante aventure, et
ce qui est écrit ici n’est bien sûr pas la seule explication.
Mais bon, quand il nous semble avoir presque tout perdu et échoué,
que pouvons-nous faire d’autre que tenter de faire poindre de nos
désastres une nouvelle lumière ?
J’ai voulu réaliser un rêve.
Ça ne devait pas être le bon .
il s’est débarrassé de moi.
Du coup, me voilà neuf pour inventer un autre...