Sarah Moon - Le Petit Chaperon Rouge |
Dans un texte récent, la conteuse Catherine Zarcate développe
l’idée selon laquelle si dans un conte on suit le Héros, celui
qui ose suivre le fil du merveilleux et montre le chemin vers
l’accomplissement, il convient d’attacher la même attention à
ceux qui restent sur le bord de ce chemin. Car dans la vie, et donc
dans les histoires, nombreux sont ceux qui n’osent franchir le pas
et qui par détresse, stratégie de survie, peur, atermoiements
divers, demeurent à jamais dans leur humble et modeste humanité.
Ceux qui vivent alors avec l’avarice, l’envie, le déni, la
voracité, la peur, la complaisance avec les puissants, la colère,
l’avidité, la lâcheté, l'échec… et j’en passe.
Oui, au hasard de certains contes, les sœurs de Cendrillon, tout
comme sa marâtre, les vieilles femmes dévoreuses d’enfants, les
sorcières susceptibles, les fantômes dans les étangs, les tantes
jalouses de leur nièce, la populace agressive, les jeunes gens
égoïstes, les frappeurs d’enfants, les tabasseurs d’épouses,
les rois sanguinaires, les princesses capricieuses, les traîtres à
leur cause, sont, qu’on le veuille ou non, des bribes de miroirs
éclatés de nous-mêmes. C’est sur ce limon-là que le Héros
émerge. Ils nous montrent ce que l’on sait ne pas devoir faire,
mais que l’on fait parfois à notre grande honte. Nous sommes tous
des héros contrariés et / ou empêchés, des héros faillibles, et
nous devons apprendre à nous accepter tels que nous sommes. Ne pas
anoblir nos travers, mais les accepter et faire pacte avec eux. Car
rien de pire que ces fonds de cuve refoulés tant leurs remontées
intempestives à la surface peuvent être dévastatrices. Les contes
nous en parlent pourtant. Et le plus surprenant, c’est qu’en
général nous n’y voyons et n’entendons que le Héros, refoulant
à l’arrière plan, presque comme des accessoires narrativement
nécessaires, cette humanité faible et parfois terrible que pourtant
ils nous montrent.
En tant que conteur, j’ai toujours attaché une grande importance
lorsque je travaille une histoire à la travailler à travers le
regard de tous les protagonistes. Se mettre à la place du loup dans
le Petit Chaperon Rouge, à la place des vieilles femmes continuant
de filer malgré l’interdiction dans la Belle au Bois Dormant, à
la place des sœurs de Cendrillon, etc...Et même si ce travail
n’apparaît pas dans la contée, le conteur aura tissé tous ces
destins et tous ces destins seront présents ne serait-ce qu’en
filigrane. Et puis, comme le dit Catherine Zarcate (je cite) :
« C’est une manière habile d’éviter la caricature du «
conte de fée ». Mais aussi, en ce moment, c’est une
résistance, car notre monde fait la part trop belle aux vainqueurs.
Or cette dangereuse simplification du monde et des êtres est à la
racine des dictatures ».
Au-delà du conte, je m’interroge en ce moment sur cette figure du
Héros. Qui ne voudrait, même d’une manière fantasmatique, ne pas
l’être ? C’est un archétype très puissant, et je dirais
même dominant. Alors qu’il y en a d’autres. Positifs : le
guérisseur, l’enseignant, le défenseur, celui qui entretient le
vivant… Moins lumineux : Celui qui est habité par l’absurde, celui qui rate tout, celui qui fait le bien au détriment de son propre équilibre, celui
qui ne trouve pas sa place, etc…
Étymologiquement, « archétype » vient du grec et
signifie « premier type ». Le Littré donne en première
définition « Modèle sur lequel se fait un ouvrage ».
Pour Jung, c’est « une
image originelle qui existe dans l’ inconscient, mais qui
n’est pas issue de l’expérience personnelle. L’archétype en
lui-même est une énergie probablement indépendante de l’esprit
humain, de nature transcendante, et qui possède la particularité
d’être un élément de transformation ». En tout cas,
l’archétype est une énergie psychique très puissante, et chacun
d’entre nous est mu par l’énergie d’un archétype -voire de
plusieurs. C’est une sorte de charpente, de matrice qui va
imprégner l’ensemble de ce que nous sommes, de ce que nous
ressentons, de ce que nous pensons, rêvons, construirons. Identifier
l’archétype qui nous meut peut être le travail d’une vie. Et
dans cette course à l’archétype, la figure du Héros est
omniprésente.
Toutes les civilisations l’ont célébrée. Et puisque l’étymologie
nous en apprend encore et encore, l’étymologie de « héros »
vient du grec et signifie « demi dieu » ou « tout
homme élevé au rang de demi dieu ». Et j’ai envie alors de
poser une question toute simple : a t-on besoin d’être un
héros, ou de se penser comme tel, pour être heureux et accompli ?
N’y aurait-il pas derrière cet archétype qui nous habite, la
tentation d’une survalorisation du moi, ou bien encore un
acharnement masochiste contre soi-même à vouloir être à ce point
exemplaire ?
C’est entendu, le Héros est celui qui ose et ne se dérobe jamais.
Celui qui suit son destin au péril de sa vie. Celui qui sauve le
monde et revient victorieux. Celui qui accomplit ce qui doit être
accompli, y compris et surtout lui-même. Il en faut c’est un fait.
Mais l’on peut avoir des qualités de héros sans en revêtir
l’armure et sans renoncement pour autant : faire preuve de
courage, de vaillance, de générosité, ne pas se dérober, regarder
les choses en face, faire le bien, modestement, à sa façon.
Vivre en suivant l’archétype du héros, pourtant, consiste bien
souvent à en revêtir l’armure ou l’habit de lumière. Mais pour
nombre de prétendants combien le deviennent vraiment ? Car si
l’archétype impose sa loi, il nous revient alors de le mettre en
musique, de le faire vivre et l'incarner, d’en être digne. Et c’est là que le bât blesse.
Sommes-nous à la hauteur de l’énergie archétypale qui nous
anime ? Si oui, tant mieux. Si non, combien de héros déchus
ressassant leurs échecs ? Combien de guérisseurs devenus
prescripteurs de remèdes à la chaîne ou bien gourous dévoyés ?
Combien d’enseignants dénués de pédagogie et d’empathie ?
Combien de cultivateurs du vivant devenus des machines sans âme face
à des champs stériles ? Combien de foules même, éprises
d’idéal et devenant sanguinaires ? Que de désillusions alors
et que de souffrances rabâchées !
Si l’on veut éviter ces souffrances et ces échecs, il n’y a pas
plusieurs chemins. Il faut juste apprendre à identifier suffisamment
ses faiblesses pour ne pas en devenir l’objet. Il faut apprendre à
accepter et à reconnaître en soi la part d’humanité souffrante,
fragile, pas obligatoirement reluisante, telle que le conte nous la
montre parfois. L’archétype peut être dévastateur s’il n’est
pas ajusté aux capacités de celui qu’il imprègne.
Par exemple, lorsque j’ai pris la décision de changer de vie, il y
a maintenant un an environ, je sais avoir été mû par cet archétype
du Héros. Je serais celui qui suit son propre destin. Celui qui
contre vents et marées contraires prend la décision de vivre de ce
qu’il aime. Celui qui transcende un long chemin de résilience pour
s’autoriser à entrer enfin dans sa propre lumière. Un an après,
alors que rien ne s’est passé comme prévu et que le spectre d’un
retour à la case départ se fait durement ressentir, je sais juste
que je ne suis décidément pas le Héros que j’espérais être. Et
que si j’avais un peu plus accepté de pactiser avec mes peurs, mes
empêchements et mes aveuglements, si j’avais été en mesure de
m’accepter dans une image un peu moins magnifiée, je ne serais pas
dans la situation très inconfortable dans laquelle je suis
actuellement.
Rêver plus grand que soi expose parfois à de sombres désillusions.
Choisissons-nous d’ailleurs nos archétypes ou s’imposent-ils à
notre insu ? Ou bien encore en héritons-nous par-delà des
générations ? J’aime cette idée -poétique sans doute
plutôt que philosophique- que l’archétype est le chemin que
choisit notre âme pour s’accomplir. Mais nous ne sommes pas que
nôtre âme et c’est là toute la violence et la merveille de
l’incarnation. Nous sommes aussi un corps, une personne avec ses
failles, son histoire, ses blessures, ses fragilités et nous devons
faire avec. Comme une corde à nouer entre le précaire fragile de
nos existences et la mirifique beauté de nos âmes baignant dans
l’immensité du ciel.
Nous devons apprendre l’infini tout autant que la beauté gracile,
simple, presque rustique, du brin d’herbe. Nous devons accepter,
même avec effroi, tous nos visages. C’est à cette condition-là
que nous pourrons nous hisser un peu plus haut que nous-mêmes.
Dans le bruissement sans fin des histoires que nous racontons et que
nous nous racontons, exonérons-nous pour un temps de la focalisation
sur le héros et écoutons tous les murmures autour. Ils ont autant,
voire plus, à nous apprendre...
Je te lis avec grand intérêt, Dominique car je suis un peu, en ce moment, dans la même réflexion que toi...
RépondreSupprimerTu parles de Jung et de sa notion d'archétype...
Ce même Jung disait - et c'est une de ses citations les plus connues :
«Ce n'est pas en regardant la lumière qu'on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité. Mais ce travail est souvent désagréable, donc impopulaire.»
On en revient toujours et encore là : plonger dans sa propre obscurité, dans les recoins sombres de son identité et essayer, tant bien que mal, non de s'en débarrasser car ce sont des endroits qui font définitivement partie de nous, mais de les dépoussiérer et de les éclairer...pour vivre avec.
Le Héros est parfait...nous ne le sommes pas.
Reste à vivre le mieux possible avec nos failles, nos faiblesses et nos petitesses.
...ça s'appelle "apprendre à s'aimer"... :-)
En effet, apprendre à s'aimer dans toute sa totalité et dans tous ses aspects ! Merci la Licorne pour ce retour !
RépondreSupprimer