dimanche 4 août 2019

Un mot qui manque


(Illustration Arsenyi Lapin)

L’autre jour, j’ai revu cette vidéo montrant une femelle chimpanzé âgée couchée sur sa paillasse en ces derniers instants. Vient alors l’homme qui fut son soigneur pendant de nombreuses années et avec lequel elle avait noué un lien profond, et l’occasion très émouvante alors nous est donnée de voir les manifestations d’émotion qu’elle exprime en le voyant en ces instants particuliers.

Revoyant ces images, tout en ayant à l’esprit notre grande proximité génétique et cognitive avec les grands singes, je me suis fait en première réflexion qu’il y avait là une humanité commune très profonde de partagée, pour vite prendre conscience que le mot « d’humanité » pour le coup n’était pas adapté. En effet, si « l’humanité » est le propre de l’humain, alors quel mot utiliser pour ce qu’exprime le chimpanzé et, plus largement, ce partage d’émotions, cette communication inter-espèces très profonde ? Le mot « amour » m’est venu mais je l’ai jugé trop anthropocentriste. Puis le mot « reliance » mais il m’est apparu que cela sonnait trop comme le lexique très novlangue du développement personnel. J’ai élargi ma réflexion à la considération suivante : quel mot utiliser pour exprimer ce territoire relationnel commun avec, d’une part, les espèces les plus proches de nous comme les mammifères, et plus largement avec l’ensemble du vivant ? Si tant est bien sûr que l’on accepte l’idée qu’il soit possible d’interagir, émotionnellement ou énergétiquement, avec l’ensemble du vivant... Interagir impliquant de fait une communication à double sens et un élan réciproque et pas seulement une seule volonté humaine d’entrer en contact.

Que dit le dictionnaire ? Le Larousse définit « l’humanité » (au sens dont nous débattons ici) par : « Disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin ». Mais il éteint tout de suite toute velléité un peu rêveuse en ajoutant juste après : « Ensemble des caractères par lesquels un être vivant appartient à l'espèce humaine, ou se distingue des autres espèces animales. Exemple : un forcené qui a perdu toute apparence d'humanité. ». Ainsi cette disposition à la compréhension et à la compassion serait le propre de l’être humain à l’exclusion de toute autre espèce. Or, dans le cas de la femelle chimpanzé, c’est bien elle qui manifeste des émotions et la volonté d’une mise en relation qui ne pourraient être mises en doute ! Retour donc à la question de départ : « comment nommer ce territoire émotionnel et énergétique à l’intérieur duquel toute espèce, quelle qu’elle soit, peut partager une expérience commune et bienveillante avec une autre ? » Précisions que s’ils sont rares, de nombreux cas d’interactions inter-espèces, autres que la prédation évidemment, sont régulièrement constatées. 

Le mot « vivance » m’est venu aussi, immédiatement abandonné pour les mêmes raisons que le mot « reliance » (j’ai appris à me méfier des néologismes en « ance »). Et… bien non, je n’ai pas trouvé le mot adéquat ! Ainsi, il serait donc acté que quelque chose puisse exister sans avoir de mot pour le définir ! (Mais si quelqu’un a une idée je suis preneur !)

Vu sous un certain angle, cette réflexion pourrait passer pour complètement futile. Le monde tel qu’il va (mal) a bien d’autre choses à régler de plus urgentes, même si comme le rappelle cette phrase célèbre de Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Il n’empêche. Je crois que si la réflexion lexicale est peut-être futile, ce qu’elle sous-entend est vital. Car face à ces temps d’effondrement annoncé et malheureusement de plus en plus certain, il y a plusieurs stratégies :

- Faire comme si de rien n’était et continuer à ânonner la sémantique du vieux monde (plus de croissance, merveilles de la technologie, accélération et optimisation fonctionnelle de tous les processus, économie de libre-échange, supériorité de l’espèce humaine sur les autres, exploitation mortifère de la nature et du vivant, etc…)

- Se perdre en un nihilisme désespéré, consumériste ou pas, qui peut prendre les formes les plus variées, y compris une forme survivaliste para militaire (mais comment imaginer, compte-tenu de ce qui est annoncé, que de petits groupes n’ayant pour seules armes que leurs capacités guerrières puissent survivre à long terme ?)

- Se perdre en une dépression paralysante, aquaboniste ou mortifère, plus rien n’ayant de sens et de valeur puisque nous sommes tous supposés mourir.

- Nous préparer en toute conscience à la catastrophe annoncée, en tentant de l’atténuer bien sûr, mais aussi en se préparant intérieurement au grand basculement. Car ce qui se présentera, sera soit une explosion mondialisée de notre barbarie suicidaire (ce qui est le plus probable), soit un basculement dans une nouvelle civilisation qui aura su tirer enseignement de la catastrophe de ces derniers siècles.

C’est bien sûr cette dernière hypothèse que pour ma part je choisis. Et ce travail sera prioritairement intérieur. Car oui, si tout le fonctionnement de notre économie mondialisée est basé sur notre avidité et notre impossibilité à refréner nos pulsions individualistes et consuméristes, alors oui, ce travail sur soi visant à apaiser le prédateur désirant et impatient en nous devient vital et déterminant. Il nous obligera à inventer et à développer une nouvelle écologie relationnelle et environnementale. Et dans ce cadre, il nous appartient de nouer un nouveau pacte, un nouveau mode relationnel avec le vivant. Oh, ce n’est pas une invention ! Beaucoup de cultures que nous avons éradiquées ont su et savent encore le faire ! Mais en des temps où 55 % de la population mondiale vit dans des villes (et 80 % en France !), il faudra le penser dans ce contexte. Voilà pourquoi, trouver ce mot qui me manque me parait si important ! Car nouer de nouveaux liens avec toutes les espèces du vivant, et le vivant en général, est notre seule chance de survie ! 

Dans la continuité de son « Contrat naturel » dans lequel il fut un des premiers à défendre l’idée de confier une personnalité juridique au vivant, mettant ainsi bêtes, montagnes, océans, forêts, sur la même égalité de droits que l’espèce humaine, Michel Serres (ah comme je le regrette !) avait développé le concept de Biogée (« Bio » signifie la vie, « Gée » désigne la terre). Et quand on lui demandait pourquoi ce titre s’était imposé à lui, il répondait que « la Vie habite la Terre et la Terre se mêle à la Vie… les choses, comme les vivants, ont un langage, et l’âme d’un poète sait devenir arbre. Et qu’ainsi le philosophe, lui, devient récitant, mêlant légende, histoire, récit, choses vues ou rêvées, avec des paroles de philosophie ». Singulière clairvoyance ! Ainsi ce mot Biogée, créé de toute pièce, nous incite à penser plus large et nouveau, nous incitant ainsi à inventer de nouveaux mots pour de « nouvelles » pratiques. Comme ce territoire émotionnel et relationnel liant l’humain à l’ensemble du vivant et dont le mot reste à trouver…

C’est dans ces liens émotionnels, énergétiques et sensitifs, selon moi à redécouvrir et à expérimenter, avec les arbres, les animaux, les montages, les océans, les pierres, les herbes, les lichens et j’en passe (et cela inclut aussi bien sûr nos relations avec nos frères et sœurs humains, mais aussi avec notre propre potentiel d'accomplissement), que repose peut-être notre survie future. Ce nouvel espace sans nom, à défaut de le nommer, il nous faudra en faire récit. Car c’est bien d’un nouveau récit dont l’humanité a besoin. D’une nouvelle légende imbriquée de centaines de milliers de récits pluriels et alternatifs, qui saura féconder de nouveaux imaginaires qui nous permettront de traverser le grand basculement qui nous attend sans devenir fous ou mourir. Mais pour avoir la force de cela, il nous faudra selon moi passer par une autre travail. Celui qui nous portera et nous permettra de croire encore : le réenchantement. Sans ce réenchantement devant la Vie, il nous sera infiniment difficile de ne pas succomber aux sirènes du désespoir, de la haine et du renoncement.

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