Entre le grand âge et le
grand départ, il y a comme une zone grise, un indéterminé, un
mystère, dont somme toute, on parle peu, qui peuvent durer longtemps,
et qui nous laissent démunis et malhabiles.
Grande confusion
cognitive, corps souffrant, échappant à tout contrôle, réduisant petit à petit toutes ses fonctions, langage qui peu à peu
disparaît, mémoire qui s'envole...
De celles et ceux qui
traversent cette zone, nous sommes souvent les enfants. Ils nous ont
donné la vie, nous ont élevés plus ou moins bien, ou pour le moins
autant qu'ils le pouvaient, et par ce retournement face auquel toute
dérobade serait trahison, ils attendent maintenant que nous fassions
pour eux ce qu'ils ont fait pour nous.
Ils demandent des soins,
pour lesquels l'expertise nous manque. Ils demandent une présence
permanente que nous ne pouvons de toute façon donner, alors nous
allons les voir, quand nous le pouvons, dans ces maisons de retraite
au nom à consonance administrative : les EPADH Établissements
pour personnes âgées dépendantes ou handicapées.
Être en ces lieux nous
oblige à la Présence. Parce que lorsqu'il n'y a plus les mots
possibles -ou si peu-, quand les paroles de réconfort peuvent très
vite sonner faux, il ne reste que la Présence. Quand il n'y a
plus de mots à échanger, plus d'idées sur lesquelles discuter,
plus de projets à faire et de moins en moins de souvenirs, il reste
la présence du cœur. Et aussi, oui, parfois la peur.
Devrai-je moi aussi en
mes derniers mois ou années, vivre cette souffrance-là, ce corps
qui se dérobe à moi y compris dans ses aspects les plus socialement
humiliants, cette disparition progressive au monde ? Moi, qui,
comme tout le monde, rêverais d'une fin tranquille et paisible... Et
pourtant la douleur, terrible, lancinante... On pense en général
maladies fatales, mais il n'y a pas que celles-ci... Bien des
contextes aboutissent au fait qu'une personne ne supporte plus d'être
touchée, même légèrement, sans crier de douleur... Avec pour
conséquence de rendre même les caresses et les gestes d'aide
difficiles. Et cet appétit qui disparaît alors que l'envie de vivre est encore là ; et ces jambes et ces bras bleu foncé tirant vers le
noir ; et ce corps qui ne nous porte plus ; devrai-je moi aussi en passer par là ?
Oui, il y a le
désemparement et il y a la peur. Mais au-delà ? Car ceux qui
meurent sont là pour nous apprendre à vivre. Et en ces corps
décharnés, et en ces êtres ayant parfois égaré leur raison, il y
a encore de cette étincelle de vie, déposée en eux au moment de
leur conception qui ne s'éteindra qu'au tout dernier moment (et même peut-être après ?). Et cette
étincelle là, il faut l'honorer et la servir jusqu'au bout du
voyage. C'est à elle qu'il faut s'adresser. C'est elle qui fait,
qu'encore et parfois contre toute raison, la vie s'acharne et renâcle
à partir. Jusqu'à très tard dans le processus inexorable, il est
encore possible de voir ce que fut la personne que l'on
visite.
Les médecins et les
équipes soignantes s'occupent -pour ce que j'en connais avec un
grand dévouement et un grand professionnalisme- des corps et des
fonctions vitales : dormir, se soigner, manger (quand c'est
possible), boire, être confortablement installé, être propre...
Mais qui s'occupe de leur âme ? Qui parle à l'étincelle qui
est encore en eux ? Je pose des questions sans avoir les
réponses...
Hier, en méditation
après l'avoir vue la veille, j'ai été traversé, littéralement,
par la douleur immense de ce que vivait ma vieille maman. Son
désarroi, sa souffrance, sa peur, sa solitude affective et cet élan
encore en elle. Ce fut sur le coup terrassant. Un exercice de
compassion et d'empathie grandeur réelle qui me laissa exsangue. Et
puis, immédiatement après cette expérience terrible, une
injonction : elle n'a pas besoin que tu rajoutes de la
souffrance à sa souffrance. Tu n'as pas à devenir sa souffrance.
Elle a besoin de sentir en toi, au contraire, circuler la vie dans
toute sa splendeur. C'est cela qui l'aidera. Et d'un seul
coup, observer tranquillement ce qui m'avait traversé. L'accepter,
le considérer mais ne pas m'y abandonner émotionnellement...
Cela m'a rappelé un
propos de Matthieu Ricard interrogé peu de temps après le séisme
au Népal, et qui disait : « bien sûr que j'ai pleuré,
mais très vite, je me suis dit que ce dont les népalais avaient
besoin ce n'était pas de mes larmes, mais de l'aide que je pouvais
leur apporter. ».
La notion bouddhiste de
« non-attachement » est parfois perçue en occident comme
un appel à d'indifférence. Cette confusion trompeuse parfois en
méditation, quand tu ne ressens rien et que tu te dis :
« super, c'est cela la sagesse ! ». C'est sans doute
pour cela que le bouddhisme insiste tant sur la compassion, l'amour
et l'empathie. Mais même ce concept de compassion peut être mal
compris. Il ne s'agit pas de prendre sur soi de la douleur de l'autre
en pensant la porter à sa place ou avec lui. Il s'agit de ressentir
empathiquement dans un élan d'amour ce que l'autre ressent, de le
recevoir avec lui mais sans obscurcir en nous notre potentiel de vie,
c'est-à-dire en ne le saisissant pas et en revenant rapidement à
notre calme intérieur qui est l'état originel de l'esprit. Alors,
alors seulement, nous pouvons être dans une authentique relation
d'aide. Nous devons servir et honorer en nous la vie qui nous
traverse pour pouvoir venir en aide à ceux qui approchent de la mort
ou qui souffrent tout en étant en pleine présence et en pleine
conscience avec eux.
Des expériences en
laboratoire ont montré que lorsque l'on montre des images d'êtres
souffrant à de grands méditants bouddhistes, la réaction
émotionnelle sur le moment est extraordinairement plus forte que
chez d'autres personnes ne pratiquant pas, mais qu'elle dure beaucoup
moins longtemps. C'est-à dire qu'à leur capacité d'empathie
exacerbée, correspond une maîtrise de l'esprit en proportion !
Là me semble t-il est la sagesse...
La présence de la mort
qui rôde est une grande enseignante qu'il convient de respecter
comme il se doit. Travailler à accepter notre propre mort revient à
accepter de vivre pleinement. Reste cette énigme du grand âge et
des derniers mois. De quel travail profond et mystérieux l'âme
ressent-elle la nécessité ? Et pourquoi ? Pourquoi cette
souffrance du corps ? De quoi est-elle l’initiatrice ?
Ma vieille maman sur son
matelas d'eau. Quel chemin tortueux et parfois incompris, avons-nous
parcouru ensemble ! Arriverais-je un jour à te formuler ma
reconnaissance et peut-être mon amour ?
Ce que tu vis, m'oblige à
travailler. C'est là, peut-être, un des deniers cadeaux que tu me
fais...
Je te lis, les larmes montent et je revois ma mère ; en coma profond après un grave AVC, elle a attendu 48 heures, le temps que j'arrive de France, le temps de m'entendre, pour lâcher une heure après le frêle fil qui la reliait encore à ce monde. Son dernier cadeau à elle ...
RépondreSupprimerJe pense à ta petite Maman que j'ai croisée plusieurs fois, à toi, et je vous embrasse bien fort tous les deux.
Merci Christine...
SupprimerElle danse dans ton cœur, et cela c'est un cadeau que vous vous faites tous les deux. Je t'embrasse et pense à toi, oui ce temps de l'agonie est éprouvant comme s'il fallait découdre un à un tous les fils et trames de la vie d'avant.
RépondreSupprimerC'est une chose insondable et pourtant, avec le temps, je me suis débarrassée de cette angoisse, liée à tous ces jours et années à voir ma mère partir, dépérir. J'en suis même venue à penser autrement cet isolement que vivent les vieux en maison de retraite, tout ce que je trouvais épouvantable sonne autrement à mes oreilles dix ans après. Finalement, se poser les questions sur ce que nous vivrons en notre fin, physiquement, est sans intérêt. Je me dis que cette confiance en moi doit grandir pour laisser la peur dans ses propres retranchements. Reste cet accompagnement que tu vis, qui creuse et oblige à puiser en soi comme tu l'écris. Voir ces êtres souffrants, silencieux souvent ou "trop" bruyants, chacun dans leur lit, chacun dans leur vie, est une expérience avec laquelle je vis tous les jours, longtemps après. Je t'embrasse.
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