Je fus un enfant rêveur,
sérieux (trop) et plutôt contemplatif. Je vivais (et parfois
survivais) traversé de pensées et d'émotions sur lesquelles je ne
pouvais pas toujours mettre les mots. L'une d'entre elles m'a habité
très tôt : celle consistant à me dire que, quoique que je
fasse, je ne pourrais jamais me mettre à la place d'un autre,
entrer dans sa tête et ressentir ce qu'il ressent. Une sorte de
frontière infranchissable qui rendrait l'autre à jamais comme un mystère, une autre rive. Je devais avoir, la première fois que cela
m'a traversé, peut-être sept, huit ans, je ne sais plus. Mais je
sais que de ce jour, j'ai investi une bonne partie de mon énergie
psychique à tenter de réduire cette barrière-là, cet
infranchissable énigme de l'autre. Et si je n'ai jamais, bien sûr,
pu entrer dans la tête d'un voisin ou de qui que ce soit d'autre,
j'ai vraiment essayé de comprendre comment chacun fonctionnait, avec
bien sûr plus ou moins de succès...
De cette préoccupation a
découlé, bien plus tard, une autre réflexion. Celle consistant à
me dire que si je ne pouvais me mettre totalement à la place de
l'autre, je pouvais m'en approcher suffisamment pour le comprendre,
et que, pour ce faire, il y avait deux voies : une -efficace,
consistant à tenter de le comprendre par la raison (ce que les
chercheurs en neurosciences appelle -je l'apprendrai bien plus tard-
« adopter la perspective cognitive de l'autre ») ;
et une autre -royale, qui est la voie de l'empathie, de l'altruisme
et de l'amour, c'est-à-dire cette capacité à me mettre
émotionnellement à la place de l'autre et à entrer en résonance
avec lui. Toutefois, les choses du cœur étant pleine de pièges,
nombreux sont les obstacles et les malentendus ; deux des plus
notables étant la possibilité de... se perdre soi-même, ou bien
encore de ne projeter sur l'autre que nos propres dérives.
Et puis l'autre jour,
lisant un livre de Matthieu Ricard et Tania Singer « Vers une
société altruiste » (entretiens avec le Dalaï Lama – "la
rencontre historique du Dalaï Lama avec des scientifiques et des
économistes" chez Pocket), je suis tombé sur un texte qui a en
quelque sorte remis quelques pièces du puzzle à leurs places.
Car si je veux entrer en
profonde relation empathique avec l'autre, la meilleure solution est
d'identifier le, ou les points, que nous avons en commun. Il est donc
intéressant de réfléchir à cette question : y a t-il une
chose que tous les humains, voire tous les êtres sensibles aient en
commun ? Il y a la vie et la mort bien sûr, un élan vital à
assurer sa propre survie, mais il y a autre chose. Quelque chose
d'incroyablement simple et évident : tout être humain (et là
encore tout être sensible) souhaite accéder au bonheur. Tout
être vivant a une quête commune avec tous les autres : celle
du bonheur et du bien-être. Que ce bonheur consiste à avoir le
ventre plein, une tanière sécure, un écran plat, une grosse
voiture, une belle maison, une réalisation spirituelle, une vie
sexuelle débridée, un amour parfait... Partant de ce principe
consistant à se dire face à un autre être : « ainsi,
est-il comme moi, il ne souhaite qu'une seule chose : accéder
au bonheur », j'en fais en quelque sorte mon égal nous
reconnaissant une identité commune. Par là-même, j'élimine en
partie les notions d'appartenance à un groupe, ou de rejet d'un
autre, ou d'un groupe, que je jugerais « étrangers ».
Ce positionnement, a
priori anodin est cependant très puissant au quotidien. Il permet
entre autre de réguler et d'équilibrer bien des situations. Comme
lorsque par exemple nous sommes en contact avec des personnes qui de
toute évidence, et en fonction de nos grilles de lectures
personnelles, semblent faire n'importe quoi de leur vie et que, par
cette perception que nous avons, nous nous mettons alors dans une
position haute du genre : « mais quel imbécile il fait,
ne voit-il pas qu'il se trompe ? ». Dans ce cas,
nous pouvons bien sûr parfois être dans le juste quant à l'analyse
de la situation -voire même parfois être de bon conseil-, mais par
le simple fait de cette relation déséquilibrée, voire légèrement
moqueuse ou condescendante, nous rendons toute réelle empathie
bienveillante impossible et nous nous coupons de la voie de notre cœur.
Par contre, par exemple
et au hasard, si face à un jeune homme tout fier d'exhiber sa
Peugeot 206 twinnée à jantes larges et à pot d'échappement
d'avion à réaction, je perçois, non pas un idiot immature, mais
simplement un être comme moi qui à sa manière cherche le bonheur
et pense (même maladroitement) le trouver dans sa passion
automobile, alors, je peux réellement entrer avec lui dans une
relation de plein pied, en équanimité, et créer ainsi une vraie
relation qui pourra (ou pas...) s'avérer fructueuse. Plus extrême
encore : un criminel, probablement, commet des actions néfastes
mu par le même élan, même si cela est fait au détriment direct de
quelqu'un d'autre ou de la collectivité.
Ce travail sur l'égalité
et la relation de cœur à cœur est vraiment puissante, car ainsi,
je vois en chacun un semblable quand bien même celui-ci
emprunterait-il des voies qui me paraîtraient des plus insensées...
Cela bien sûr n'implique
en aucun cas une acceptation inconditionnelle des actes de l'autre,
mais consiste simplement à reconnaître, même chez le pire des
criminels, une humanité commune à la mienne, puisque justement,
chacun à notre manière poursuivons une même quête. Serait-il
possible de postuler que tout humain au comportement prédateur, quel
qu'il soit et que cette prédation soit légale ou non, manquerait
sans doute de cette capacité à se mettre à la place de l'autre et
ainsi à le reconnaître comme un « autre lui-même » ?
Il est bien sûr tentant
d'ajouter une pensée du type « ah bonheur que de carnages ne
commet-on pas en ton nom !». Oui, sans doute. Car dans cette
quête du bonheur et du bien-être, innombrables nous sommes à nous
être souvent trompé. Cet élan maladroit-là, commun à tous, à
toi, à moi, nous devons sans cesse y réfléchir et l'appréhender
chez ceux que nous rencontrons. Ainsi se feront les belles
rencontres !
Nous apprenons à lire et
à compter, nous apprenons des métiers ; et c'est très bien.
Mais nous restons trop souvent comme de parfaits ignorants quant à
la Présence au Cœur. Une expression en ce moment a le vent en
poupe : « être dans le cœur ». Il nous revient
d'apprendre à l'être, tant ce monde à feu et à sang en a besoin
tout autant que nous-mêmes en ressentons le besoin urgent...
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