En tant que conteur, j'ai
longtemps été questionné par le fait que, si dans les contes, il
est souvent question de fuseau (l'exemple de la Belle au Bois Dormant
étant le plus connu), ou de rouet ; je n'arrivais pas
conceptualiser comment ces outils fonctionnaient. Et dans la mesure
où je pense que l'on ne raconte vraiment bien que ce que l'on
imagine bien, j'y voyais là comme une question en suspens.
Là-dessus, allant voir
un ami il y a peu, je vois dans son atelier de coutelier de curieux
objet oblongues en bois. Le questionnant à ce sujet, il me dit que
ce sont des fuseaux trouvés chez Emmaüs, perçoit mon intérêt, et
m'en offre un, allant jusqu'à y rajouter dans sa partie inférieure,
une pièce de métal (qui s'avéra datée de l'époque gauloise)
dénommée une fusaïolle. Il y a des objets comme ça qui racontent
des histoires et dire que je me suis immédiatement approprié
l'objet est un doux euphémisme. Je l'ai même posé sur mon autel !
Si la métaphore du
tissage nous parle facilement, c'est parce que nous visualisons bien
ce travail de croisement de fils. Mais pour filer, encore faut-il
avoir du fil... Et le fuseau sert justement à ça.
Expliquer par écrit
comment cela marche serait long et laborieux à la lecture, je te
laisse donc aller consulter ce lien :
On y apprend donc, que
pour faire un fil -par exemple de laine- il faut bien sûr de la
laine, qu'il faut la laver, puis la carder, puis enfin on la file.
Carder la laine consiste à mettre parallèle des petits bouts de
laine partant en tout sens. Un fil étant la mise en bout à bout et en
continu d'une multitude de petits fils torsadés et liés ensemble, un fuseau est donc un outil qui, tournant sur lui-même, permet de
torsader ces fils. Une sorte de toupie suspendue en l'air. C'est
simple dans la conception et incroyablement technique dans la mise en
œuvre.
Pour faire œuvre de
savoir, le fuseau a été inventé il y a 9 000 ans ; le rouet bien
plus tard. Et quand on y pense, c'est une invention extraordinaire,
parce qu'à partir du moment où l'homme a inventé le fil, il a pu
se vêtir d'autres choses que de peaux de bêtes ! Comment un jour, un
être humain en a-t-il eu l'idée ? Peut-être en roulant
machinalement entre ses doigts une bourre de laine trouvée sur un
buisson d'épines ?
Bien plus tard, le rouet
restait plutôt à la maison quand le fuseau était emmené aux
champs. Sans doute les femmes filaient-elles tout en gardant les
bêtes ? C'étaient des temps où il y avait toujours quelque
chose à faire... Et le fuseau est un outil nomade que l'on peut
emmener partout.
Celles qui filent disent
que cette activité « vide la tête ». C'est une activité
qui ouvre la porte de la rêverie, de la divagation dans
l'imaginaire. Les doigts s'occupent pendant que l'esprit vagabonde.
C'était (c'est ?) une
activité de femme. Dans les contes, les fileuses et les tisseuses
sont souvent dépositaires du savoir du Féminin. Elles savent ce que
nous les hommes ne savons pas. Filant, brodant, tissant, elles
parlent des secrets d'alcôve ou du monde, transmettent quelques
savoirs anciens...
On connaît dans la
mythologie, la symbolique du fil d' Ariane. Il s'agit de suivre le
fil pour aller entre les mondes et ne pas perdre son chemin. Dans les
Upanishad, « Sutra » signifie quelque chose comme :
« fil reliant le monde et l'autre monde et tous les êtres ».
Christiane Singer parlait de la nécessité de suivre « le Fil
de la merveille ». Et il existe un conte yddish (pour moi un
des plus beaux du monde) qui raconte que le temps qui passe est
littéralement tissé de chants et d'amour. Et en Mongolie,
par exemple, des bobines de fil sont utilisées pour certaines
pratiques chamaniques. Oui, mais l'origine du fil dans tout ça ?
En fait, ce geste du
filage au fuseau est une école de l'âme ! Parce que qu'y
fait-on ? On y prend des bribes éparses que l'on transforme en
un fil grâce à un travail habile et patient. D'une discontinuité
et d'un désordre on fait un chemin à suivre. D'un amas anarchique, on fait une direction. De petites bribes de laine ou de coton, on
fait un continuum solide pouvant relier une montagne à l'autre !
On créé une chose méticuleusement ordonnée et utile à partir
d'un désordre s'envolant au vent si l'on n'y prend pas garde. On
créé du sens à partir de l'épars. Il faut de la ténacité pour
ce faire, de la maîtrise et beaucoup de patience. Il faut pouvoir
s'adapter aux impondérables du matériau de base... Filer dès lors
devient une métaphore puissante ; car que faisons-nous d'autre alors,
dans nos existences si chahutées, que de tenter de mettre du sens
face à la prolifération des événements ? Il
revient à chacun d'apprendre à tisser son propre fil. Celui qui le
fera passer par les mondes par lesquels il se doit d'aller ;
celui qui le mènera sur le chemin de son âme. Il nous revient de
mettre, dans un ensemble faisant sens, les bribes de laine que le
vent nous apporte ; qu'elles suscitent joie, bonheur,
expériences, souffrance, peine, chagrin, émerveillement... Et ce,
bien sûr, sans tomber dans le piège de vouloir tout garder, car
cela aussi nous devons l'apprendre : apprendre à ne pas
conserver ce qui nous est mauvais. Avant d'être cardée, la laine se
doit d'être lavée...
Le fil se fait en passant
entre nos doigts : que nous serrions trop et le fil se casse,
que notre pression soit trop relâchée, le fil s'effiloche... Tenir,
retenir, pas trop tenir, ne pas trop retenir. Là encore une école
de vie, un juste équilibre à trouver.
Samedi soir, après une
journée tout autant exaltante qu'absolument éreintante, je me suis
retrouvé à danser des danses endiablées avec des roms de Roumanie.
Homme, femme et enfants. Existe t-il une autre culture dans laquelle
la musique mettrait tant en joie ? Les hommes alors atteignent
une légèreté de ballerine, les petites filles deviennent des
princesses et les femmes des reines qui font tourner le monde autour
d'elles. Au moment où l'homme m'a invité à entrer dans la danse,
je me disais que j'avais des ampoules sous les pieds et que j'avais
mal aux jambes. Et puis, une énergie soudaine qui revient, comme un
fuseau se mettant à tourner sur lui-même, et la joie de la danse,
irrésistible ! Hommes, femmes, enfants, venus d'univers
différents, jamais croisés avant, peut-être même jamais
recroisés... Des morceaux d'étoupes apportés par le vent. Mais, en
ce moment simple et beau, tous, avons-nous eu l'intelligence
supérieure de tisser ensemble nos bouts de fils respectifs ;
et la Vie alors, en écho, a dansé elle aussi...
Nous sommes des fileurs,
tisseurs, brodeurs. Nous tissons le monde de nos rêves en essayant
de ne pas perdre le fil...
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