dimanche 20 décembre 2020

Le goût du miel

 


Le goût du miel


Ainsi donc, lorsque Thésée vainquit le Minotaure, il ne fit pas que de tuer un monstre : il triompha des ténèbres des pulsions les plus sanglantes afin de renaître à la lumière. Il le fit en suivant un fil, un simple fil, certes, mais réalisé par une femme de sang royal, au destin terriblement contrarié : Ariane. Une légende dit qu’elle ne l’aida pas seulement de sa pelote de fil, mais aussi en l’éclairant de sa couronne lumineuse dans les sombres détours du palais.

Le Minotaure exigeait tous les neuf ans qu’on lui livrât en offrande sept jeunes garçons et sept jeunes filles. Thésée le rejoignit au cœur du labyrinthe où il était enfermé, le tua à coup de poings et ressortit donc en suivant le fil. La chose est âpre et la douceur est loin. Et de surcroît rien n’est simple : il est dit ensuite que Thésée (même si il existe plusieurs versions) abandonna Ariane sur une île.

Cet « abandon » est pour le moins troublant. Si je tue le monstre en moi, pourquoi abandonner ensuite celle qui m’a aidé ? Peut-être est-ce une manière de dire que ce combat entre nos forces les plus pulsionnelles et obscures et la lumière est un combat sans fin. Il est sans fin parce que, tant ces ténèbres que cette lumière, ne sont pas en dehors de nous, en dehors de Thésée, mais en nous. Inextricablement en nous. Nier l’une ou nier l’autre revient à s’exposer à bien des déboires. Nous sommes faits de l’obscur et de la lumière, et en fonction du fil que nous choisissons de suivre nous nourrissons l’un ou nous nourrissons l’autre. L’un et l’autre sont toujours là quoi que nous fassions, et nourrir l’un sans regarder l’autre revient à ne prendre en compte que la moitié de la situation pour notre plus grand péril.

Dire : « l’Ombre est en nous » est compréhensible. Nous en avons fait ou vu tant de fois la preuve ! Mais dire « la lumière est en nous » est plus difficile à admettre. A force de nous persuader qu’elle est extérieure et qu’il nous revient d’aller la chercher dehors, soit nous nous épuisons, soit nous remettons à un objet transitionnel extérieur une partie de notre propre responsabilité. Essayons d’admettre ceci : nous avons en nous une part de conscience pleinement réalisée. Elle n’est pas dehors : elle repose en nous, enfouie sous des monceaux de croyances, d’illusions, de désirs, d’agitations, de détours et de ressacs, de traquenards mis en place par le fonctionnement même de notre esprit et par tout un ensemble d’injonctions et de contraintes sociales et culturelles. A propos de cette part réalisée, les bouddhistes parlent de claire conscience. De conscience non discriminante. Dans ce que j’en ai compris, c’est un continuum dans lequel les événements vont, viennent, s’allument, s’éteignent, sans que notre esprit ne les saisisse. Pour revenir sur le début de ce texte, il m’a été jubilatoire d’apprendre que « sutra » en sanskrit signifie « fil ». Ainsi, ces livres si fondateurs du bouddhisme que l’on appelle les sutras reviennent à... suivre un fil. « Le sutra du Diamant », par exemple, étant à entendre comme « le fil du diamant ». Chaque fil étant un chemin à suivre (ou pas !).

Plus les années passent, plus je me convaincs qu’une des seules responsabilités qui nous reviennent vraiment est de travailler, inlassablement, à la réalisation de conditions qui nous permettraient de toucher enfin cette part divine et lumineuse dont nous sommes les dépositaires. Pour différentes raisons : parce que sans doute est-ce là notre mission de vie et d’être humain, et parce qu’éclairer les ténèbres en nous revient à les affaiblir dans le dehors.

Pour ce travail-là, il existe d’innombrables outils et à chacun de trouver les siens. Comme Thésée nous suivons un fil. Il en existe là encore d’innombrables qui se présentent à nous. Ne nous trompons pas et veillons à être attentifs à qui les propose. Nous marchons chacun dans nos labyrinthes en quête de lumière. En perdre le fil, c’est prendre le risque de psychiquement mourir.

En ces temps si troubles et difficiles, où les contraintes et les empêchements matériels s’accumulent, il m’est bon de penser que nous avons cette liberté intérieure de trouver et de suivre notre propre fil et de savoir qu’une telle lumière existe en nous. 

Il y a un conte perse (oui, ironie tragique de l’histoire, cette Perse qui se nomme maintenant pour une partie l’Iran ? qui chaque jour nous rappelle ce que peut avoir de pire une théocratie obscurantiste) qui raconte l’histoire d’un vieux guerrier sage sur son lit de mort, transpercé par des flèches. Presque tous ses proches sont morts et la défaite est terrible. Un roi aveugle vient le voir au milieu du charnier alentour pour lui demander un ultime conseil. (1)

« - Je n’ai plus de royaume, plus de fils, tous ont été tués par la bataille. Il ne me reste plus rien. Pourquoi devrais-je continuer à marcher sans but sur cette terre désormais ?

- Je ne sais pas répondit le sage mourant.

- Ce monde est sauvage, comment échapper à la sauvagerie du monde ?

Le vieil homme blessé se redresse, chaque mouvement enfonçant un peu plus les flèches dans sa chair. Il dit :

- Un homme s’avance dans une forêt obscure habitée par des bêtes féroces. Un immense filet recouvre entièrement cette forêt. Mais l’homme ne peut pas le voir car ses mailles demeurent invisibles aux yeux humains. Quand il entend le hurlement des fauves, l’homme est mordu par la peur. Il court pour échapper aux bêtes mais dans sa courses aveugle tombe dans un puits noir. Miraculeusement il reste accroché à des branches et des racines enchevêtrées. Suspendu dans le vide, il sent le souffle chaud d’un serpent qui, au fond du puits, ouvre sa gueule énorme pour le dévorer. Pour ne pas tomber dans cette gueule hideuse, des mains il tente de se hisser pour s’accrocher au bord. Mais un éléphant monstrueux arrive et balance ses pattes prêt à le piétiner. Des souris blanches et noires sortent de leurs tanières et grignotent les racines auxquelles l’homme s’agrippe de toutes ses forces. Des abeilles dangereuses surgissent d’un essaim suspendu à une branche au-dessus de sa tête, elles vont fondre sur lui pour le piquer. C’est alors que l’homme voit tomber quelques gouttes de miel qui s’écoulent depuis le nid d’abeilles…

Et disant cela le vieil homme mourant tendit au-devant de lui un doigt de sa main tremblante. Puis il reprit tandis que sa voix faiblissait :

- Alors, au bord du puits, l’homme tend le doigt doucement, avec précaution, il tend le doigt pour recueillir les gouttes de miel… Menacé par tant de dangers, au bord de tant de morts, il ne peut pas atteindre l’indifférence, le goût du miel l’anime encore... »

Je nous souhaite de ne jamais perdre le goût du miel. Il coule en nous comme un nectar caché sous des sédiments millénaires. A nous de nous mettre au travail et à suivre le bon fil…


(1) / Tout ce passage est la citation d’un conte intitulé « Le goût du miel » trouvé dans un très beau recueil de contes dénommé « La confrérie des abeilles » de Pierre-Olivier Bannwarth, aux éditions Albin Michel.

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