mardi 2 juin 2020

Affamer le Moloch

Salagado - Buffalos
Une merveille justement...

« Le sage transforme sa colère de telle manière que personne ne la reconnaît. Mais lui, étant sage, la reconnaît… parfois ». Henri Michaux – Poteaux d’angle.

Le monde va mal : c’est un fait. Qu’il soit de pire en pire, malheureusement, est tout à fait probable.

Pour qui, comme moi, se donne la peine de se tenir informé du monde, qui lit les journaux ou écoute la radio, est présent sur les réseaux sociaux, les occasions de "s’encolérer", de râler, de pester, de désespérer, d’éructer, de pleurer, de s’indigner, d’invectiver, de contester, de se perdre dans des gouffres d’incompréhension, sont légions. Ce monde comme il va peut nous rendre fous. Le flux continu des informations nous oblige à réagir nous transformant en sauterelles tombées sur une plaque chauffante.

Étrange conséquence où, sous prétexte de lutter contre la folie de ce monde et de beaucoup de ses dirigeants, de s’indigner de la prédation de quelques-uns sur le plus grand nombre ; nous devenons comme lui. Comme lui, car ce système tant honni est basé sur quelques schémas réactifs que nous reproduisons à l’infini : sur-émotivité, sur-réaction, accumulation compulsive de tout (tant dans le matériel que l’immatériel), sur-réactivité, avidité à en vouloir toujours plus, agitation sans limite, simplification outrancière du réel. Sous prétexte de « lutter contre », nous devenons comme lui. Car le monde marchand capitaliste dans lequel nous vivons repose entièrement sur cette architecture : toujours plus de tout. L’avidité sans fin, la réactivité maladive à des milliards de stimuli qui nous assaillent en permanence. On se moque de l’avide d’argent, on ne voit pas le camé à la réaction tapi en nous. Ainsi devient-on le serviteur qui s’ignore de ce que nous condamnons en en reproduisant le fonctionnement. Nous avons le doigt dans la prise, alors qu’il suffirait, parfois, de débrancher.

Ce faisant, nous ne voyons pas le fait que sous prétexte de lutter contre l’inacceptable du monde, nous faisons cadeau au grand Moloch de ce que nous avons de plus précieux : notre lumière, notre présence, notre beauté, notre joie.

J’en ai tant vu, sur les réseaux sociaux ou lors d’échanges amicaux, de ces amis devenir de simples machines à s’insurger, à vilipender, à excommunier. Non pas qu’ils aient tort sur les raisons ; je peux souvent les partager (mais pas toujours, loin s’en faut !), mais à force, ils ne deviennent plus que cela, propageant à leur insu de par le monde un peu plus de déraison, de colère, et ne partageant plus la finesse, la générosité, la tendresse et le talent dont ils sont pourtant riches.

Je ne dis pas qu’il faut se retirer du monde, je dis juste que l’indignation nécessaire devant l’inacceptable ne doit pas se faire au prix de l’exténuation de la force de Vie et de joie que nous avons en nous. Car à l’heure du dernier bilan, sans doute ne reste t-il que cette question qui vaille : qu’ai-je fait de la lumière qui était en moi ?

Vois-tu, j’ai la faiblesse de penser que notre monde au futur si incertain - pour ne pas dire terrifiant - a plus besoin d’elle que de nos colères. Nos enfants et petits enfants ont au plus profond besoin de voir qu’il est possible de croire en la beauté de la Vie, de vivre dans la paume de sa main comme un bienheureux. Que le monde est malade, mais la Vie merveilleuse. Quelqu’un a dit que : « nous ne manquons pas de merveilles, mais d’émerveillement ». Une autre personne dont j’ai aussi oublié le nom a dit (t’inquiète : je perds sans doute beaucoup d’informations qui ne sont pas si indispensables que cela) « qu’il ne fallait pas lutter contre le monde, mais juste le démoder ». Je crois profondément en ce mantra. Démoder ce monde malade, c’est actualiser, là, maintenant ce que nous souhaitons pour lui. Que ce soit dans des projets associatifs, collaboratifs et collectifs, dans notre façon de consommer et de vivre, mais aussi et surtout dans notre manière d’être vivants et présents à la beauté du monde, dans l'intimité de notre cœur et de notre conscience. Construire, faire, plutôt que de lutter contre. Trop s'opposer c'est s'épuiser quand de surcroît ce n'est pas nous qui avons la force de frappe. Soyons des pratiquants aguerris en arts martiaux : apprenons à jouer avec la force de l'adversaire plutôt que contre.

J’ai pour ma part, à l’exception du premier mois où j’ai été bien malade (oui, tu sais, ce truc dont on parle tant en ce moment…), adorer la période du confinement. J’ai parfaitement conscience de l’avoir vécu comme un privilégié, mais quand même. J’en ai profité pour aimer, prendre soin de mon environnement, jardiner, embellir les choses, nettoyer en moi des vieilles resucées maladives, faire de la musique, travailler des contes. Je me suis rendu compte à quel point, le vide, le presque rien, la Présence nue, étaient dotés d’une puissance d’impact colossale. J’en ai perdu l’envie d’avoir raison et de convaincre qui que ce soit, de rajouter du commentaire au commentaire, de la colère à la colère. Le pas de côté provisoire s’est avéré pérenne.

Je ne veux plus sacrifier à ce monde malade mon énergie de vie, de croire et de créer. La colère, la sur-réactivité, la sur-émotivité, la haine, le ressentiment et tous les dérivés que nous pouvons ressentir devant les nouvelles du monde sont des poisons dont se nourrit ce même monde malade. Arrêtons de les lui offrir pour le nourrir. Au mieux, il finira par mourir de sa belle mort, au pire il ira de mal en pis, mais toi tu auras su cultiver le jardin merveilleux qui t’habite, et tu auras appris, d’une part, à honorer la Vie plutôt qu’à nourrir le grand Moloch ; d’autre part, qu’il n’y a pas plus puissant que cela pour affaiblir le monstre, pour l’affamer plutôt que de le nourrir de nos impatiences et colères compulsives.

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