Quand on vit au plus près de la nature et d’un jardin, il apparaît
que l’état naturel du végétal sous nos climats, c’est soit la
ronce, soit les bois ; les deux étant cités par ordre
d’apparition. Il n’est qu’à voir en France comment l’exode
rural en laissant des parcelles abandonnées a favorisé le
développement des bois. En étant même un peu vigilant, on peut
deviner en regardant un paysage là où le bois peu à peu a grignoté les terres.
Les ronces sont a priori un peu comme les mouches et les moustiques :
une calamité. Elles envahissent tout, s’immiscent traîtreusement
dans nos belles cultures, referment peu à peu les chemins pas assez
pratiqués, nous blessent quand on s’y risque… Elles avancent par
marcottage, chaque tige pouvant atteindre jusqu’à quatre mètres
de long. Elles n’ont semble t-il pour elles que leurs fruits doux
et sucrés et leur domestication forcée dans nos haies. On les
coupe : elles repoussent. C’est sans fin. On a imaginé
Sisyphe poussant son rocher, on aurait pu imaginer un jardinier face
à ses ronces !
Pour être précis, l’épine n’est pas le monopole de la ronce.
Il suffit de penser aux rosiers, aux aubépines, aux genévriers (je
suis tombé un jour dans un buisson de genévrier : je
déconseille, c’est un pur cauchemar !) et, pire encore, les pousses d'acacias dont les épines peuvent atteindre plus de deux
centimètres de long. De vrais armes acérées…
Pourtant, évidemment, la ronce a son utilité. Contre toute attente,
de nombreuses espèces, soit y vivent (insectes et papillons divers,
petits rongeurs...), soit s’en
nourrissent (à peu près les mêmes). Et en fait quand on y
réfléchit bien, la ronce protège. Elle protège ces animaux qui
s’y cachent, mais aussi, en créant des zones plus ou moins
impénétrables elles ralentissent toute intrusion, permettant alors
à de jeunes pousses d’arbres de pousser sans être écrasées ou
mangées au préalable. En offrant nourriture elles évitent que ces
fragiles arbres en devenir terminent dans quelques estomacs. La ronce
est une calamité pour l’humain et un cocon protecteur pour les
arbres. D’ailleurs, dans une forêt ancienne et saine aux grands
arbres forts, à ma connaissance il n’y a plus de ronces. Il y en a
dans les bois qui sont des forêts en devenir, dans les champs, dans
nos jardins, chemins et fossés, mais pas (ou alors très peu) dans
les forêts. C’est un colonisateur précoce qui prépare le terrain
pour les autres…
Si je te raconte ça, bien que vivant désormais à la campagne, ce
n’est pas parce que je me suis recyclé comme jardinier (quoique…)
mais parce qu’il y a évidemment une métaphore évidente.
L’âme humaine a besoin de quelques taillis de ronces pour protéger
ce qui est à venir. Et bien évidemment les contes nous l’apprennent
aussi. Ainsi dans la Belle au Bois Dormant (version Grimm) il est
écrit qu’après que la jeune femme se fusse piquée avec
l’aiguille, « Autour du château, une haie d’aubépines
commença à croître qui chaque année devenait de plus en plus
haute et qui enfin entoura tout le château si bien que l’on ne
pouvait plus rien en voir, pas même la flamme qui flottait sur le
toit. Alors il courut dans le pays, la légende de la Belle au
Bois Dormant car c’est ainsi que fut nommée la fille du roi, si
bien que tous les fils de roi se rendaient dans le royaume et
voulaient fendre la haie vive. Mais c’était impossible car les
épines avaient comme des bras qui se tenaient fortement ensemble,
les jouvenceaux y restaient accrochés sans pouvoir s’en défaire
pour mourir d’une fin atroce. » Comme on le voit, ça ne rigole
pas… Il y a des sortilèges plus puissants que bien des volontés
humaines…
Oui, un prince finira bien par y entrer. Mais -et le texte est
absolument explicite- il peut le faire car « les cent années
s’étaient écoulées et le jour était venu où la Belle au Bois
Dormant devait se réveiller ». Alors, et uniquement parce que
cela faisait cent ans, « il y avait de hautes et belles fleurs
qui s’écartèrent pour le laisser passer sans le blesser et qui se
refermaient de nouveau en haie vive. » Et oui, il y en a qui ont de la chance...
Il aurait pu y avoir le sort de jeté sans ce buisson d’épines. Si
il est là, c’est bien parce qu’il a une fonction, et cette
fonction est bien de protéger. Protéger quoi ? La jeune femme
endormie bien sûr et tout ce que contient le château. Mais parce
que les contes parlent toujours d’autre chose que ce dont ils
donnent l’impression, il est là pour protéger le sommeil de la
belle endormie. Et non pas tant son sommeil que le travail psychique
qui s’y accomplit. Car il ne peut y avoir de rencontre avec une
« autre royauté » (sa rencontre avec le prince) qu’à
la condition que nous ayons mûri notre propre royauté intérieure.
Ce concept de « royauté intérieure » rejoint d’ailleurs
la pratique du Tarot qui regorge de rois, de reines, de princes,
d’empereur et d’impératrice… Il ne s’agit pas bien sûr ici
de la fonction politique mais de la manière avec laquelle nous
habitons et faisons vivre notre propre grandeur intérieure, de
comment nous habitons et faisons vivre le royaume qu’est notre vie,
comment nous développons notre puissance, non pas au sens prédateur
du terme, mais au sens de notre potentiel le plus haut.
Pendant son sommeil, la Belle passe de l’état de jeune fille à
celui de femme. Et donc, contrairement à ce que l’on dit, ce n’est
pas le prince qui la réveille, mais tout simplement la fin du sort.
Pendant ces cent ans de sommeil, la Belle probablement a rêvé. Et
en rêvant elle a exploré tous ses mondes intérieurs jusqu’à son
accomplissement plein et entier. Et elle ne pouvait faire ce travail
qu’à la condition absolue de ne pas être dérangée. Et
heureusement, il y avait un buisson d’épines tout autour de son
château…
Oui, parfois, nous devons nous fabriquer des taillis de ronces pour
laisser travailler tranquillement en nous ce que nous avons de plus
précieux. Et de ces taillis écorchant, nous pouvons même parfois
offrir aux autres des fruits doux et sucrés tout autant que parfois
y accueillir d’autres êtres, et pourquoi pas d’autres entités
ou esprits… Comme la ronce le fait avec le chêne ou le hêtre à
venir.
Alors oui, dans les jours et semaines à venir je vais continuer
d’aller avec ma faux, mon sécateur et la débroussailleuse. Mais
uniquement dans ce que nous pourrions appeler « notre
domaine », parce qu’en cet endroit, les ronces n’ont pas
leur place. L’homme ne peut vivre dans la ronce en permanence
d’autant que très vite avec elle, l’homme n’est plus chez lui…
Mais je me garderai bien de vouloir les éradiquer en d’autres
endroits. Il faut savoir laisser en ce monde, des espaces dans
lesquels personne ne rentre. Car alors nous protégeons de
magnifiques promesses à venir qui ont besoin de taillis et de secret
comme la plante de lumière...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire