dimanche 31 janvier 2016

Les maisons de retraite


Et puisque ce texte parle de lignée, en voici une partie d'une : ma mère, moi et mon frère, mes enfants. Tous à peu près au même âge. Il faudrait bien sûr ajouter mon père (je n'ai pas de photo de lui enfant) et la fille de mon frère, ainsi que les mères respectives de nos enfants...





Les maisons de retraite médicalisées sont des endroits hors du monde. Un entre deux. Peu à peu, les résidents s'y dépouillent des lois de la vie sociale pour plonger dans un territoire que nous, plus jeunes, ne pouvons qu'imaginer. Où vont-ils ? Qu'attendent-ils ? Pas seulement la mort ; ce serait trop simple. Ils attendent que quelque chose se dépouille et surgisse ; une compréhension peut-être. A moins que, tout simplement, ils n'attendent d'être prêts à passer de l'autre côté, ou qu'en cas de peur trop forte, les choses ne se fassent complètement à leur insu..

Nous ne savons pas encore, nous, actifs encore valides, ce que ce travail implique ; tout occupés que nous sommes à rechigner devant l’inéluctable de notre propre mort, un jour, le plus tard possible.

Les personnes qui sont là ont déjà faits tant de deuils, accepter tant de renoncements : renoncement à rester chez soi, renoncement à être autonome, renoncement à aller faire les courses, à être « comme avant », renoncement à la santé, à la jeunesse, à l'amour, eux souvent veuves ou veufs...
Certaines (il y a infiniment plus de femmes que d'hommes) gardent quelques traces de coquetterie : une jolie barrette fleurie dans les cheveux, un foulard peut-être offert par les enfants. Et il n'est pas difficile de voir en leurs visages flétris celui de leurs vingt ans. Parce que, et cela est le grand mystère, même au-delà de la dégradation de leurs capacités cognitives, reste quelque chose d'infiniment respectable : leur âme et la trace indélébile de la vie qui les a traversés et les traversent encore. C'est à cela qu'il faut s'adresser.
Vient un moment, peut-être, sans doute, où tout cela s’efface. Comme cette femme couchée qui ne s'exprime plus que par cris. Beaucoup pourtant mettent un point d'honneur à garder une dignité renversante, malgré ces mains -professionnelles mais aussi tellement bienveillantes pour ce que j'en ai vu- qui les nettoient de ce que le corps élimine, malgré ces toilettes que l'on ne peut plus faire tout seul, malgré ce corps qui ne nous porte plus et qui exige de nous faire déplacer dans des cocons de tissus suspendus à d'étranges portiques à roulettes, malgré ces mots qui nous échappent, cette mémoire qui disparaît...

Dans quel monde plonge alors la psyché ? En quelle mystérieuse attente se résout-elle ? Peu à peu, les fonctions les plus élémentaires commencent à disparaître. On mange de moins en moins, on oublie jusqu'à la soif, on dort beaucoup, on ne contrôle plus ses muscles... Comme une lente régression psychique qui nous ferait remonter jusqu'à notre prime enfance. Quelle travail exactement exécute ces âmes ?

Certains restent entourés de leurs proches : enfants, petits enfant, arrière petits enfants, qui viennent les voir les soirs de semaine ou les week-ends. D'autres n'ont plus de visites, ou si peu. Comme si parfois l'oubli social précédait la fin à venir. Sur quelques maigres étagères dans les chambres, quelques souvenirs ; des objets à la simplicité touchante, et surtout des photos ; d'eux plus jeunes, de leurs descendants ou du conjoint qui n'est plus. Toute une vie résumée à presque rien ; que les enfants conserveront un temps et puis mettront dans des cartons jusqu'à ne plus savoir quoi en faire.

Chacun de nous, qu'il le veuille ou non, est un pont entre générations. Le prolongement d'une lignée sur laquelle il est un point par lequel passe un temps, affects, biens, projections, rejets, identifications... Un passage de témoin à double sens : d'abord les parents qui s'occupent de leurs enfants, les élèvent, les font grandir, leur transmettent le meilleur et le pire ; et puis, un jour, les enfants qui à leur tour prennent soin de leurs parents, comme une sorte de boucle éternellement répétée, reconduite, réinventée. Prendre soin de sa lignée implique d'avoir au préalable pris soin de soi. En l'absence de ce travail, on répète à l'envie les mêmes schèmes malades ; le devoir et la contrainte prenant le pas sur l'amour. Et puis, paradoxe, mais c'est peut-être là le propre de l'amour, c'est en prenant soin de l'autre que l'on nourrit en soi des richesses et une vie que l'on ne soupçonnait pas toujours.
Notre lignée est un bien commun partagé par des générations et des générations qui se le remettent pour le meilleur et pour le pire. On peut bien sûr le refuser, et sans doute est-il nécessaire, un temps, de le faire. Mais vient toujours un moment où ce qui n'a pas été fait attend de l'être, nous empêchant alors d'aller plus loin. Il ne s'agit pas de prendre à n'importe quel prix. Il s'agit de prendre le bon bien sûr, mais aussi de faire en sorte de nettoyer, soigner, ce qui nous a été légué de malade pour enfin s'en émanciper, pouvoir vivre pleinement et en libérer la génération qui nous suit.

Il est difficile pour nous, simples visiteurs, de trouver les mots justes devant ces mémoires qui vacillent, ces corps qui s'affaissent. On voudrait pouvoir parler « comme avant » et cela est impossible. Alors, par empêchements successifs, par petites compréhensions mises bout à bout, on découvre la réponse : la disparation progressive des mots, le désintérêt spectaculaire pour les choses de notre monde (y compris pour nous-mêmes), la volatilisation de la mémoire et même parfois de sa propre identité, obligent alors le visiteur à travailler sur la présence pure. La présence d'amour pur.
Ainsi ai-je vu l'autre jour un couple visitant la mère de l'un des deux, assis tous les trois autour d'une table. Pendant tout le temps de la visite, la femme, yeux fermés, mutique, complètement absentée d'elle-même, et les enfants là, présents, dans le silence contraint, juste pour être là, avec elle. En les voyant tous les trois, je me suis dit deux choses : d'abord que j'avais bien de la chance de pouvoir encore échanger quelques mots avec ma mère ; ensuite que ces deux-là avaient compris l'essentiel et qu'il me revenait d'apprendre à en faire autant.
Je me suis dit aussi que prendre soin de ceux qui nous ont offert de vivre cette expérience de l'incarnation était aussi un moyen de grandir, que c'était aussi un don que l'on se faisait.
Prendre soin de ceux qui nous ont précédé comme de ceux qui nous suivent. Une admonestation à nous accomplir. Le temps d'une vie est court, à peine un souffle ; et combien alors chaque seconde est précieuse. Rien de pire qu'une vie gâchée, perdue juste par inattention. Une obligation alors à la vigilance à vivre...


1 commentaire:

  1. Bonjour ici
    Tu penses bien que cela me parle
    Tu sais que La présence pure est le titre du livre de Bobin sur le sujet...
    Une grande expérience de celle en ces lieux.
    Des ailes en silence s'effacent jusqu'aux cieux où se poser enfin tel l'oiseau sur la branche

    RépondreSupprimer