Les maisons de retraite
médicalisées sont des endroits hors du monde. Un entre deux. Peu à
peu, les résidents s'y dépouillent des lois de la vie sociale pour
plonger dans un territoire que nous, plus jeunes, ne pouvons
qu'imaginer. Où vont-ils ? Qu'attendent-ils ? Pas
seulement la mort ; ce serait trop simple. Ils attendent que
quelque chose se dépouille et surgisse ; une compréhension
peut-être. A moins que, tout simplement, ils n'attendent d'être
prêts à passer de l'autre côté, ou qu'en cas de peur trop forte,
les choses ne se fassent complètement à leur insu..
Nous ne savons pas
encore, nous, actifs encore valides, ce que ce travail implique ;
tout occupés que nous sommes à rechigner devant l’inéluctable de
notre propre mort, un jour, le plus tard possible.
Les personnes qui sont là
ont déjà faits tant de deuils, accepter tant de renoncements :
renoncement à rester chez soi, renoncement à être autonome,
renoncement à aller faire les courses, à être « comme
avant », renoncement à la santé, à la jeunesse, à l'amour,
eux souvent veuves ou veufs...
Certaines (il y a
infiniment plus de femmes que d'hommes) gardent quelques traces de
coquetterie : une jolie barrette fleurie dans les cheveux, un
foulard peut-être offert par les enfants. Et il n'est pas difficile
de voir en leurs visages flétris celui de leurs vingt ans. Parce
que, et cela est le grand mystère, même au-delà de la dégradation
de leurs capacités cognitives, reste quelque chose d'infiniment
respectable : leur âme et la trace indélébile de la vie qui
les a traversés et les traversent encore. C'est à cela qu'il faut
s'adresser.
Vient un moment,
peut-être, sans doute, où tout cela s’efface. Comme cette femme
couchée qui ne s'exprime plus que par cris. Beaucoup pourtant
mettent un point d'honneur à garder une dignité renversante, malgré
ces mains -professionnelles mais aussi tellement bienveillantes pour
ce que j'en ai vu- qui les nettoient de ce que le corps élimine,
malgré ces toilettes que l'on ne peut plus faire tout seul, malgré
ce corps qui ne nous porte plus et qui exige de nous faire déplacer
dans des cocons de tissus suspendus à d'étranges portiques à roulettes,
malgré ces mots qui nous échappent, cette mémoire qui disparaît...
Dans quel monde plonge
alors la psyché ? En quelle mystérieuse attente se
résout-elle ? Peu à peu, les fonctions les plus élémentaires
commencent à disparaître. On mange de moins en moins, on oublie
jusqu'à la soif, on dort beaucoup, on ne contrôle plus ses
muscles... Comme une lente régression psychique qui nous ferait
remonter jusqu'à notre prime enfance. Quelle travail exactement
exécute ces âmes ?
Certains restent entourés
de leurs proches : enfants, petits enfant, arrière petits
enfants, qui viennent les voir les soirs de semaine ou les week-ends.
D'autres n'ont plus de visites, ou si peu. Comme si parfois l'oubli
social précédait la fin à venir. Sur quelques maigres étagères
dans les chambres, quelques souvenirs ; des objets à la
simplicité touchante, et surtout des photos ; d'eux plus
jeunes, de leurs descendants ou du conjoint qui n'est plus. Toute une
vie résumée à presque rien ; que les enfants conserveront un
temps et puis mettront dans des cartons jusqu'à ne plus savoir quoi
en faire.
Chacun de nous, qu'il le veuille ou non, est un pont entre générations. Le prolongement d'une lignée sur laquelle il est un point par lequel passe un temps, affects, biens, projections, rejets, identifications... Un passage de témoin à double sens : d'abord les parents qui s'occupent de leurs enfants, les élèvent, les font grandir, leur transmettent le meilleur et le pire ; et puis, un jour, les enfants qui à leur tour prennent soin de leurs parents, comme une sorte de boucle éternellement répétée, reconduite, réinventée. Prendre soin de sa lignée implique d'avoir au préalable pris soin de soi. En l'absence de ce travail, on répète à l'envie les mêmes schèmes malades ; le devoir et la contrainte prenant le pas sur l'amour. Et puis, paradoxe, mais c'est peut-être là le propre de l'amour, c'est en prenant soin de l'autre que l'on nourrit en soi des richesses et une vie que l'on ne soupçonnait pas toujours.
Notre lignée est un bien
commun partagé par des générations et des générations qui se le
remettent pour le meilleur et pour le pire. On peut bien sûr le
refuser, et sans doute est-il nécessaire, un temps, de le faire.
Mais vient toujours un moment où ce qui n'a pas été fait attend de
l'être, nous empêchant alors d'aller plus loin. Il ne s'agit pas de prendre à n'importe quel prix. Il s'agit de prendre le bon bien sûr, mais aussi de faire en sorte de nettoyer, soigner, ce qui nous a été légué de malade pour enfin s'en émanciper, pouvoir vivre pleinement et en libérer la génération qui nous suit.
Il est difficile pour
nous, simples visiteurs, de trouver les mots justes devant ces
mémoires qui vacillent, ces corps qui s'affaissent. On voudrait
pouvoir parler « comme avant » et cela est impossible.
Alors, par empêchements successifs, par petites compréhensions
mises bout à bout, on découvre la réponse : la disparation
progressive des mots, le désintérêt spectaculaire pour les choses
de notre monde (y compris pour nous-mêmes), la volatilisation de la
mémoire et même parfois de sa propre identité, obligent alors le
visiteur à travailler sur la présence pure. La présence d'amour
pur.
Ainsi ai-je vu l'autre
jour un couple visitant la mère de l'un des deux, assis tous les trois
autour d'une table. Pendant tout le temps de la visite, la femme, yeux
fermés, mutique, complètement absentée d'elle-même, et les
enfants là, présents, dans le silence contraint, juste pour être
là, avec elle. En les voyant tous les trois, je me suis dit deux
choses : d'abord que j'avais bien de la chance de pouvoir encore
échanger quelques mots avec ma mère ; ensuite que ces deux-là
avaient compris l'essentiel et qu'il me revenait d'apprendre à en
faire autant.
Je me suis dit aussi que
prendre soin de ceux qui nous ont offert de vivre cette expérience
de l'incarnation était aussi un moyen de grandir, que c'était aussi
un don que l'on se faisait.
Prendre soin de ceux qui
nous ont précédé comme de ceux qui nous suivent. Une admonestation
à nous accomplir. Le temps d'une vie est court, à peine un
souffle ; et combien alors chaque seconde est précieuse. Rien
de pire qu'une vie gâchée, perdue juste par inattention. Une
obligation alors à la vigilance à vivre...
Bonjour ici
RépondreSupprimerTu penses bien que cela me parle
Tu sais que La présence pure est le titre du livre de Bobin sur le sujet...
Une grande expérience de celle en ces lieux.
Des ailes en silence s'effacent jusqu'aux cieux où se poser enfin tel l'oiseau sur la branche