F de Machaut, le verger mystérieux |
Sur
la scène du Printemps de Bourges, lors de son premier concert après
les obsèques de son père, Arthur H a prononcé cette phrase que je
trouve admirable :
« Un artiste qui part, c’est comme un arbre qui lâche
son pollen. C’est magique. Ce pollen se dissémine et nous
fertilise. »
En
effet, à l’occasion de la mort de certains artistes mais aussi de
penseurs, de chercheurs ou de philosophes, il se passe quelque chose
de mystérieux. Comme si le fait que tant de personnes pensent à une
autre en même temps par le prisme d’une émotion intense créait
une sorte d’égrégore qui décuplait la puissance de l’œuvre
du défunt et fertilisait l’âme de chacun. Et cela est d’autant
plus fort que l’artiste parti était connu. C’est le mystère des
célébrations réussies ; elles pourraient être mortifères
alors qu’au contraire elles réveillent en nous une humanité et
une sensibilité fragile qui nous rendent plus beaux, plus sensibles
et plus reconnaissants.
J’ai
eu à traverser certains deuils et j’ai souvent constaté qu’en
quittant son corps et notre monde, la personne partie devenait alors
pure présence, pur esprit, et qu’alors elle avait cette capacité
d’être partout, n’étant plus limitée par les contraintes de
son incarnation. C’est comme cela que nos parents décédés
deviennent des ancêtres et que certains défunts deviennent des
entités protectrices. Comme cela que nous sommes accompagnés de
toute une myriade de présences et qui parfois se manifestent si nous
savons un peu y faire attention.
Au-delà
de ces considérations, j’aime cette idée que l’art puisse être
un pollen qui nous fertilise. Nous sommes des terres en jachère qui
n’aspirent qu’à la fertilité. Nous avons besoin d’un apport
extérieur pour fructifier. Nous avançons balayés par l’aléatoire
des vents qui nous traversent, déposant en nous les précieuses
semences. Sans cette circulation rien ne pourrait vivre et surtout
pas nos âmes. Artistes sont ceux qui se situent dans cette logique
du vivant. J’aime les paroles, les sons et les images qui viennent
en nous fructifier ce qui patiemment les attendait, révélant au
hasard de cette pollinisation les jardins merveilleux que nous
portions sans le savoir. J’aime ces artistes qui participent à ces
grandes lois du vivant, qui procèdent des mêmes principes. Ainsi
pourrions-nous leur demander : dis-moi, quel est ton jardin ? Et
quels en sont les fruits ?
Le
mot « culture » vient du latin « cultura »
(« habiter », « cultiver », ou
« honorer ») lui-même issu de « colere » (cultiver
ET célébrer). Que ce soit la terre ou les choses de l’esprit, ce
mot nous ramène inlassablement à ces quatre sempiternelles
questions : Où habites-tu et qu’habites-tu ?
Que cultives-tu ? Qu’honores-tu ? Et que célèbres-tu ?
« Qu’habites-tu ? » :
quels espaces psychiques choisis-tu d’investir et de vivre ?
Comment habites-tu ta propre vie ?
« Où
habites-tu ? « : à quel lieu, quelle place es-tu relié ?
Comment l’investis-tu ?
« Que
cultives-tu ? » : Quels rapports entretiens-tu avec
le vivant, l’univers, la terre ? Que fais-tu pousser en toi ?
Quelles futures récoltes as-tu semées ?
« Qu’honores-tu ? »
et que « célèbres-tu ? » : Que choisis-tu
d’honorer et de célébrer ? Que considères-tu comme digne du
plus grand respect ? Que considères-tu comme aussi précieux
-voire plus- que toi ? Quelles sont tes admirations ?
Devant quoi serais-tu prêt à t’incliner ?
Entends-tu
là cette écologie de l’esprit qui point ? Ce potentiel
programme de vie ?
Les
artistes sont des surfeurs d’argent zigzagant sur l’écume
frissonnante de ces questions. Ils sont des semeurs à tout vent.
Comme un grand chêne qui les années fastes peut produire 90 000
glands alors que seulement une dizaine sans doute deviendront arbres.
Ils ne savent jamais où ça va prendre. Que leurs graines soient
fragiles ou inadaptées au terreau dans lequel elles sont lancées,
que ce terreau soit pauvre ou déjà trop occupé, que le vent cette
année-là ne souffle pas, qu’ils soient trop seuls et ne puissent
compter sur toutes ces aides disséminant leurs graines (comme les
oiseaux, les écureuils, les sangliers… le font pour les arbres), que d'autres avant aient stérilisé les sols, alors leurs propositions resteront lettres mortes. Un artiste qui
réussit est un phénomène qui procède d’un alignement très
particulier pour ne pas dire miraculeux. Le talent, le travail, oui
bien sûr. Mais aussi cet alignement avec lui-même, cette danse avec
le vivant, cette chance indispensable, cette compatibilité avec
l’air du temps, et tant d’autres choses encore…
En
mourant, les grands artistes laissent partir tous les pollens qu’ils
n’avaient pas eu la possibilité de prodiguer. C’est un moment
magique qui féconde le monde. Bienheureux sont ceux qui les
reçoivent… Et combien nos âmes en ont besoin...