jeudi 19 janvier 2017

Du noir pour y voir clair !

Illustration "De la Terre à la lune" Jules Verne


A l’âge de quatre ans, suite à une opération, je suis resté un mois aveugle. En fait, ce qui m’a été dit -mais que je n’ai jamais vérifié- c’est que lorsque le nerf optique n’est pas irrigué pendant un certain temps, il ne fonctionne plus ; et il faut alors du temps pour que la connexion nerf / cerveau re-fonctionne à nouveau. Et comme l’on m’avait cousu les paupières et que j’avais un gros pansement…

De cette période, je ne me souviens pas avoir eu peur ou même avoir été anxieux. Les enfants prennent les choses comme elles viennent ; un peu comme les chats, pourvu que les adultes n’en rajoutent pas une couche. Je me souviens de certaines odeurs, je me souviens d’avoir développé une sensibilité tactile particulière (j’épatais tout le monde en identifiant les couleurs de deux petites motos que j’identifiais grâce à un petit picot en plastique qui était sur l’une et par sur l’autre !). J’ai un souvenir étrange d’une vision en salle d’opération où l’axe de vision de mon regard n’était pas celle de mon corps (sans que je ne puisse dire si c’était une reconstitution tardive ou un souvenir authentique). La légende familiale prétend que, aveugle et du deuxième étage où était ma chambre, je me serais enfui et que l’on m’aurait retrouvé sur le trottoir ; mais là aussi, je ne me souviens pas. Ce dont je me souviens par contre, c’est de ces flashs de vision, qui d’abord rares et de très courtes durées devinrent de plus en plus fréquents et longs jusqu’à ce que ma vue revienne d’une manière pérenne ; d’une fumée de locomotive à vapeur sur mon visage en passant au-dessus d’un pont (il y en avait encore quelques-unes) ; de l’attention dont j’ai alors bénéficié de la part des adultes (il semble que ce fut la première fois qu’une telle opération sur les deux yeux en même temps fut pratiquée sur un enfant en Europe, en tout cas, dixit mon père !) ; d’avoir tenté au réveil de l’opération d’arracher mon pansement au grand dam catastrophé de l’infirmière qui m’a surpris ; d’une grosse voiture jouet Simca verte aux portes avant qui s’ouvraient que j’adorais et que je voyais souvent quand mes yeux se mettaient à fonctionner. Mais je ne me souviens de guère plus.

Si je te raconte cela, c’est parce que la semaine dernière je suis allé voir un spectacle dans le noir ; le principe étant qu’avant de pénétrer, guidés par un comédien, nous nous entendions demander de retirer nos chaussure et de mettre un masque sur nos yeux. C’était une représentation en scolaires et trois classes étaient présentes. Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’incroyable silence du public pendant cette représentation (et qui commença de manière spectaculaire dès la pose des masques sur les visages) ; et pourtant des séances en scolaires j’en ai vu des centaines. Mais là, pas un mot, pas un bruit pendant cinquante minutes ! En fait, ce qui me vient, c’est qu’ayant un sens en moins (et pas des moindres !) nous ne pouvions nous permettre de nous déconcentrer bêtement, nous sentant dans l’obligation de garder une vigilance particulière à ce qui se passait grâce à nos autres sens alors anormalement aux aguets. Belle séance que cette séance-là !

C’est alors que, ré expérimentant cette cécité temporaire pour la première fois depuis 53 ans, des émotions me sont alors remontées et que j’ai compris des choses auxquelles, étrangement, je n’avais jamais pensées. A savoir que cette période de mon enfance, en générant une sorte de raréfaction des stimuli reçus, m’obligea sans doute à compenser ce sens en moins par une vie intérieure plus riche. Coupé du flux de la vision du monde pendant un temps, isolé dans mon monde à l’obscurité dominante, je fus contraint de développer mes propres images. Et ce mois d’obscurité conditionna en fait toute ma vie. Je suis devenu conteur, qui est quand même l’art dans lequel on a le moins à « montrer » ; je pratique la méditation depuis 25 ans, et en général la première chose que l’on fait est de fermer les yeux ; et même les voyages chamaniques sont des voyages intérieures qui pour une bonne part se jouent de la réalité visible extérieure… Oui, cette période fut la matrice de ce que je développerais plus tard ! Et dire qu’il m’aura fallu 53 ans pour m’en rendre compte !

Vivant dans un monde qui a fait de la vision le vecteur principal de relation au monde, d’une manière parfois même écrasante, il est intéressant de constater à quel point couper ce canal vient d’un coup comme irriguer notre vie intérieure. Et s’il est différents types de décroissance possibles, réduire un peu le robinet à images ne pourrait être que fructueux pour notre respiration intérieure. Je l’ai dit toute à l’heure : les enfants à la fin de cette séance de spectacle étaient d’un calme tout à fait étonnant ! Nombreuses sont les traditions spirituelles qui stipulent la nécessité d’un passage par l’obscurité pour atteindre la lumière. Peut-être cela serait-il à prendre au pied de la lettre ? Une certaine forme consentie (j’insiste sur ce « consenti ») de restriction de certains de nos sens peut donc fonctionner comme une initiation puissante ; et je suis persuadé que je ne serais pas devenu celui que je suis sans cette expérience fondatrice.

Du coup, relisant la version de Cendrillon des Frères Grimm, je me suis rappelé qu’à la fin, les deux filles de la marâtre se font crever les yeux par des oiseaux. On peut bien sûr y voir là un châtiment tel que les temps anciens l’appréciaient et qui est moins de mise aujourd’hui. Mais on peut aussi y voir une manière de dire que, pour différentes raisons, ces deux jeunes femmes, toute dans le paraître et la volonté despotique et douloureuse de leur mère, n’ont pas eu la possibilité de faire cette expérience de l’intériorité qui leur aurait permis de trouver leur authentique place dans le monde. En ajoutant que cette cécité symbolique (quoique définitive je le reconnais !) pourrait être le chemin pour ce faire. Les contes, comme le Tarot, étant les miroirs de nos âmes allant par leurs chemins…

5 commentaires:

  1. Eh bien... il est des périodes où les messages se font plus précis sous forme de lectures par exemple.
    Merci Dominique tu viens par ton écrit (encore une fois) de me porter message :je termine une quinzaine de quasi aphonie, une fois la voix revenue, hier matin j'écoute le message de Frédéric Lopez sur le silence et ce matin c'est toi sur la vue...le tout dans une phase d'agitation intérieure...
    Je crois bien que je vais me mettre dans le noir un bandeau sur les yeux, et la bouche et du coton dans les oreilles, l’Hermite ainsi parée pourra alors retrouver sa lanterne.
    Je t'embrasse.

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  2. Ouh la la j'ai eu mal rien qu'à t'imaginer vivre, enfant, cette épreuve, même si tu en parles maintenant avec bienfaits.
    Le laser n'était pas là et les opération ophtalmo étaient bien douloureuses ( chez moi quelqu'un a vécu cela dans les années 70, très dur)
    Et on n'écoutait pas, enfin on niait la douleur chez les enfants.
    Un traumatisme, donc, je pense...Et c'est beau de voir le temps ramener la belle écume, et c'est beau la mémoire qui oublie la souffrance.
    Ai-je tort de me soucier de ce que tu as vécu alors ?
    Bises

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  3. Flo : Je n'avais encore jamais envoyé de bises à une Hermite ! Et bien voilà c'est fait ! (et bien sûr que je suis heureux quand mes textes viennent rencontrer quelque chose qui te concerne...) Plein de belles choses pour ce travail en cours...

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  4. Laure : il est difficile pour moi de répondre à l'interrogation que tu partages. Difficile, dans la mesure où cela ayant eu lieu il y a très longtemps, il est difficile pour moi de faire la part des choses entre comment cela s'est réellement passé et la reconstitution que j'ai fait de cette période au fil des années. Je ne me souviens pas avoir souffert. Je me souvient avoir été dans une sorte de confiance, sans nier pour autant quelques courts moments d'angoisse. Mais peut-être ai-je refoulé. Je crois qu'à l'époque, dans un contexte familial très tendu et confus, l'enfant que j'étais voulait faire plaisir et donc ne surtout pas peser. Mais bon, en 53 ans, il y a tellement de choses qui peuvent s'effacer... Bises !

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