dimanche 2 juin 2019

Mon seul Désir



Il y a quelques temps, dans un imprévisible hiver de l’âme que j’ai du traverser, j’ai écrit un roman. Et même si les premiers retours que j’en ai eus sont loin d’être concluants, je sais que ce travail d’écriture - et plus encore ce travail psychique et tout ce que cela implique – ont largement contribué à faire en sorte que je sorte de cette épreuve-initiation sans me perdre en chemin. Depuis, par un réalignement spectaculaire des circonstances (aussi mystérieux que le furent les circonstances dont il est question plus haut ; comme si la Vie raffolait des virages et circonvolutions diverses), j’ai retrouvé une stabilité bienvenue pour ne pas dire miraculeuse. 

Toujours est-il, que dans ce roman -sans en déflorer trop non plus - , il est question d’une gigantesque broderie, cachée du monde, et qui par sa simple présence et son existence-même tisse les mondes entre eux et les fait communiquer. Si tu mets à point d’honneur à ne considérer que notre réalité perçue au quotidien, tu comprendras « entre réel et imaginaire ». Et si tu acceptes les choses de ce que j’ai appelé « la Voie du Tambour », tu percevras autre chose… En tout cas, cette broderie est pour le moins le témoignage de l’existence de mondes intérieurs ou « autres », toute chose dont les contes merveilleux savent parfaitement se faire l’écho. 
A ce sujet, en relisant l’autre jour « le Rire de la Grenouille » d’Henri Gougaud, je suis tombé nez-à-nez, sur ce passage dans lequel, après qu’il ait été postulé qu’existait peut-être tout un savoir perdu que l’enfance savait parfaitement explorer puis oubliait, il est écrit cette phrase pour moi comme un phare dans la nuit : « Et si les contes étaient les éveilleurs d’un savoir impossible à dire autrement ? ». « Impossible à dire autrement » : dans mon esprit, cette broderie dans mon roman était une manière en effet de le dire autrement. 

Toujours est-il, que tout accaparé par ma nouvelle vie, j’ai un peu laissé de côté ce roman, d’autant que les retours plutôt critiques m’avaient en tantinet découragé. Et puis, hier, je suis allé à Paris et, sortant d’une librairie près de Saint Michel, je me suis retrouvé nez-à-nez avec le musée Cluny, là où est exposée la tapisserie de la Dame à la Licorne. Cette œuvre, pour des raisons qui jusqu’ici m’avaient en grande partie échappé me fascine depuis longtemps. Je dirais même qu’elle est un de mes points de fixation récurrents. Je ne l’avais pas vue depuis des années et je décidais donc soudainement d’aller la voir, d’autant qu’entre ma dernière visite et celle-ci elle avait été entièrement restaurée, puis prêtée et enfin, de retour… 

Tout le monde connaît cette œuvre. Six panneaux : cinq représentant un de nos cinq sens et un sixième énigmatique sur lequel on peut lire sur le fronton d'un chapiteau de toile bleue : « Mon seul désir ». Sur chaque panneau, un personnage centrale féminin richement vêtue, entourée d’une profusion de plantes et d’animaux divers dont une licorne et un lion présents sur chaque image ; tout un bestiaire médiéval pour le moins fascinant. Parfois un homme jeune est également représenté. Comme les six panneaux de taille imposante sont installés dans une même pièce à l’éclairage tamisée, le visiteur se retrouve donc en son centre, en totale immersion. J’y suis donc rentré, et dès le milieu de la pièce atteint, soudainement, j’ai compris pourquoi j’étais venu. Car là, de manière évidente, m’apparaissait que la broderie de mon roman était d’une parenté certaine avec cette œuvre, un écho, presque un palimpseste. Je fus soudain, aspiré, appelé, emporté, dans les visions que j’avais eues en préparant mon roman et dont je retrouvais là une résonance profonde. Oui, je suis parti, littéralement parti, en une sorte de transe légère, dans laquelle il m’a semblé que cette œuvre, outre les autres interprétations possibles et dont certaines me navrent, témoignait de ça. 

De la possibilité effective d’un autre rapport au vivant. La phrase qui m’est venue en la voyant fut « elle était jardin et le jardin était elle ». Cette expérience qui dit qu’il n’y a pas de séparation entre nous et le vivant. Que la notion même « d’environnement » est une imposture. Qu’il fut un temps où l’être humain vivait entouré d’une nature luxuriante avec laquelle il entretenait des relations de proximité et d’échanges d’égal à égal. Qu’il revenait à l’homme de jouir paisiblement de ce que cette nature offrait par tous les sens dont il dispose, ne serait-ce que pour les honorer. Et que ce travail sensoriel était aussi un travail de conscience qui nous apprenait à être au monde et à communiquer avec tout ce qui vit. Jusqu’à ce que, celui-ci maturé, éprouvé au plus profond de nous-mêmes, nous trouvions enfin une sorte de souveraineté intérieure, que je qualifierais de pleine présence, de pleine attention au monde, par lesquelles tout ne fait qu’un. Et alors la Vie chante. 

Cette femme représentée sur chaque panneau, est la représentation d’une majesté majuscule incarnée dans tous les mondes visibles et invisibles. Elle est pour moi le corollaire de l’Impératrice dans le Tarot de Marseille (dont le développement date d’ailleurs de la même période) : elle règne dans le monde matérielle mais aussi dans tous ses royaumes intérieurs. Elle est la Vie souveraine. Et si cette si énigmatique dernière tapisserie sur laquelle est inscrit « Mon seul Désir » était l’ultime palais, le lieu sacré, où se retrouverait l’Impératrice après avoir fait tout le chemin du Tarot ? Le lieu de toutes les réunifications ?

La Dame à la Licorne, simplement par ce qu’elle nous montre, est un vortex. Une porte d’entrée entre les mondes, comme cette broderie que j’ai imaginée dans mon roman. Elle témoigne d’un Éden, d’un paradis que nous croyons perdu, alors qu’il nous est encore possible de nous y connecter, même si - et je le dis le cœur serré –, la terre factuelle que nous connaissons souffre comme jamais sans doute elle ne l’a fait. Mais par là-même, elle nous montre ce que nous avons à faire : réapprendre cette immersion et cette connexion avec le vivant, développé la part réceptive en nous, explorer et remercier la Vie chaque jour pour ce qu’elle offre à nos sens, jouir sans avidité de sa beauté et de sa générosité, accepter le merveilleux qui nous entoure, remercier et témoigner, raconter, partager cette expérience. Je suis conteur, et ça tombe bien, car les contes merveilleux et les légendes sont les traces de ce tissage entre les mondes, de cette expérience de présence pleine et entière, de cette non séparation des règnes. Ils sont bien le témoignage d’un savoir que nous pensons perdu et qui est pourtant là, à portée de sens et d’expérience : intact. Et si tu en doutes... va voir la Dame à la Licorne ! 

Bouleversé par cette expérience, je suis du coup resté fort peu de temps dans le musée. J’en suis sorti plutôt remué sous un soleil brûlant auquel je n'avais pas encore eu le temps de m'habituer, et ce fut alors comme si j’avais – après tous les impondérables de ces derniers mois – retrouvé ma maison, mon royaume. Comme si ce vortex dans lequel je m’étais retrouvé plongé m’avait enfin rassemblé, avait retissé le fil traçant le chemin de ma vie intérieure. Comme la preuve, si tant est que ce soit nécessaire, qu'il existe des lieux, des œuvres, des personnes, des actes, des paroles... qui tissent les mondes et nous ramènent à l'espace vibrant au sein duquel nous nous sentons pleinement vivants. Reliés, trames sensibles entre les mondes, visibles ou invisibles...

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