dimanche 3 février 2019

Les scènes inaugurales 2

John C Adams - Pluie de de météorites -1891 

En 2014, j’avais publié sur un blog un texte que j’avais appelé « les scènes inaugurales ». J’y parlais de ces moments, fragiles, ténus, au cours desquels une vocation se dessine. A l’époque j’en avais développé trois : une concernant Léo Ferré, une autre James Brown et enfin une dernière me concernant. J’ai eu envie de republier ce texte en le complétant de deux autres scènes : l’une concernant Laurent Voulzy et… Christian Vander (!), l’autre à propos de Michel Legrand.



Dans les myriades des promesses que nous nous faisons, des pactes que nous passons avec nous-mêmes, des serments proférés, des révélations qui nous inondent, il existe certains scènes que je qualifierais de : « scènes inaugurales ».

Ce sont ces moments de la vie au cours desquels quelque chose émerge au point que nous nous découvrons une vocation, que nous entendons un appel, même confus, qui fonctionnent comme une injonction à laquelle il est difficile de se soustraire. Des moments où, parfois pour la première fois de notre vie, nous nous sentons d'un coup pleinement vivants, au cœur même de la trame qui nous lient entre nous humains -certes-, mais aussi au cœur même d'une trame tissant des fils des autres mondes.

Pour aujourd'hui, je t'en raconterai cinq ayant à voir avec la musique. Mais il est possible de dire que ces « scènes inaugurales » peuvent concerner tous les aspects de l'activité humaine : médecine, enseignement (tout deux à haute intensité vocationnelle), mais aussi -pourquoi pas- : mécanique automobile, sports, ou comptabilité…

A Monaco :

Les parents de Léo Ferré habitaient à Monaco. C'étaient des enfants d'immigrés italiens, la tante de Léo s'appelait Léa et c'est pour ça qu'il s'est appelé Léo...
Son père s'était hissé jusqu'au rang de chef du personnel de l'opéra de Monaco ; Léo y avait donc ses entrées. C'était un enfant rêveur, un vagabond des états d'âmes. En ces temps (et sans doute encore maintenant, en tout cas dans les grands théâtres) existait sur la scène ce que l'on appelait « la loge du pompier ». C'était un lieu à l'abri de la vision du public dans lequel s'installait en effet un pompier qui veillait à ce que tout se passe bien, en un temps où, longtemps, les éclairages étaient des bougies... L'enfant Léo aimait à s'y installer pendant les répétitions.
Un jour vint le grand Arturo Toscanini. Un géant de la musique. Il était en train de faire travailler l'orchestre lorsqu'il aperçut cet enfant d'environ six / sept ans, seul et silencieux.
- Mais qu'est ce tu fais là bambino ?
- J'écoute, je regarde...
- Viens, ne reste pas là, installe-toi là !

Et l'enfant se retrouva assis juste à gauche du grand Arturo Toscanini pendant toute la répétition. Immergé, noyé, nageant dans la masse sonore de la musique ; irradié de l'intensité charismatique du chef d'orchestre.
Scène inaugurale, oui, parce que sans doute ce jour-là, l'enfant sut, intrinsèquement, ce qu'il voulait faire plus tard...
Et comme la vie, frappe souvent deux fois pour mieux se faire comprendre, une scène presque identique se reproduisit avec Maurice Ravel. Toscanini et Ravel, si ça ce n'est pas de l'irradiation sonore... (Appris également il y a peu que le fameux concerto pour la main gauche de ce dernier fut une commande d'un pianiste ayant perdu son bras droit à la guerre de 14... Heureuse époque où un pianiste manchot pouvait commander un concerto à Maurice Ravel !)

A Augusta (Géorgie)

La mère de James Brown l'abandonna très jeune, le laissant avec un père joueur et coureur qui pour l'élever n'eut d'autre alternative que de le confier à une tante, directrice... d'un bordel !
James grandit donc dans cet univers clos peuplé de femmes, les hommes n'étant que de passage... Alors que James devait avoir à peu près l'âge de Léo avec Toscanini, son père lui offrit un petit orgue jouet qu'il avait trouvé dans la rue avec un pied cassé. Quelques jours plus tard, revenant voir son fils, il ne trouva personne à l'entrée de l'établissement, pas plus que dans les couloirs et dans les chambres. Intrigué, il traversa les corridors pour finir par entendre un bruit dans le salon du fond. Et lorsqu'il y entra, ce fut pour voir son fils, assis devant l'orgue, chantant une chanson à la mode de l'époque, entouré de toutes les prostituées de l'endroit, béates d'admiration, remuées par un instinct maternelle tellement de fois malmené et qui là, d'un coup, trouvait à s'exprimer dans tout l'inconditionnelle admiration tendre pour cet enfant du coup transfiguré.

Oui, scène inaugurale, basculement dans un autre couloir du temps. Sensation, enfin, d'exister pleinement, bien au chaud dans la chaleur matricielle et torride qu'il n'aurait de cesse de faire jaillir plus tard sur toutes les scènes du monde.

A Clamart (France)

L'enfant avait neuf ans. C'était sa première année dans cet internat qui, jusqu'à sa mort, lui ferait penser que l'enfer sur terre existait et que pour ce faire, il suffisait d'enfermer des enfants avec des adultes sadiques sans aucun contrôle extérieur.
Son père avait eu la bonne idée de payer - à lui et à son frère - des cours de piano qui se déroulaient dans le salon d'accueil de la pension. C'était le lieu de réception des parents et c'était bien le seul endroit auquel les Teynardiers du lieu essayaient de faire attention en lui gardant un aspect agréable.

Comme il se débrouillait bien au piano, il avait l'autorisation (privilège sans nom en ces circonstances) de venir y jouer pendant la récréation de 16 h. Dehors, l'hiver, le froid et le plus souvent les punitions corporelles. L'enfant aimait ces moments de solitude (les seuls de la semaine, le reste étant happé par une promiscuité mortifère). Il aimait à faire courir ses doigts sur le clavier, dérogeant au strict ordonnancement des devoirs qu'il avait à faire.
Un jour qu'il était absorbé par la musique, il entendit soudain derrière lui des murmures admiratifs. Il y avait là la direction de l'établissement et son père venu le chercher lui et son frère ; le premier disant à l'autre qui acquiesçait :

- Oui, il se débrouille vraiment bien, c'est sans aucun doute notre meilleur élève.

Bien des années plus tard, se remémorant ces épisodes, il dut bien sûr constater la validation de l'entourage et la fierté qui s'en suivit. Mais plus que tout, ce dont il se souvient et qui explique sans doute sa pratique plus tard de la musique (mais pas au piano), c'est le fait qu'en cette période sombre de sa vie, en ces moments de musique dans le salon, la musique lui offrait alors ce dont il manquait à en crever : de la chaleur, de l'amour et la sensation de pouvoir enfin être vivant sans que cela ne soit dangereux...
Oui, scène inaugurale là encore…

... A Neuilly-sur-Marne (France)

Le chanteur Laurent Voulzy aime à raconter que lui et Christian Vander (le créateur et l’âme de Magma) étaient dans la même classe lorsqu'ils étaient enfants à Neuilly-sur-Marne. Ils étaient proches parce que tous deux élevés par une mère seule ce qui à l’époque était perçu comme une anomalie excluante. Alors ils aimaient passer du temps ensemble ayant trouvé en l’autre un compagnon de solitude et de singularité. Il raconte qu’un jour ils se retrouvèrent à nouveau ensemble en colonie de vacances et qu’alors qu’ils étaient partis faire une promenade avec les autres enfants, marchant tous les deux à la traîne, ils se mirent à évoquer les chansons à la mode de l’époque. Voulzy se mit alors à chanter l’une d’entre elles, pendant que Vander faisait le rythme de la batterie avec sa voix. Et il raconte que ce fut là « son premier groupe » et que c’est à partir de là qu’il se dit que la musique était une chose qui l’intéressait… Deux solitudes qui s’harmonisent… Deux enfant marchant sur un chemin et chantant…

A Paris (France)

Lorsque Michel Legrand eut trois ans, son père qui était compositeur, quitta sa mère (oui, encore une histoire de mère élevant seule ses enfants), ne laissant de lui dans l’appartement qu’un vieux piano. Sa sœur aînée allait à l’école, sa mère allait travailler, alors Michel Legrand se retrouva seul, très jeune encore, avec juste ce piano ; et la suite on la devine aisément. On peut imaginer ce petit bonhomme passant ses journées seuls dans cet appartement et cet instrument comme un vestige de son père parti et comme un supplétif à l’absence de sa mère. Il racontait volontiers y passer ses journées, écoutant à la radio les airs qu’il reproduisait ensuite au piano. Il paraît que lorsque il eut atteint ses dix ans et qu’il s’est agi de lui trouver un professeur de piano, les premiers professeurs rencontrés déclinèrent en expliquant que vu son niveau ils n’avaient déjà plus rien à lui apprendre. Alors, plus tard, il apprit auprès de Nadia Boulanger…. Famille étonnante tout de même que la sienne : sa sœur aînée devint une grande chanteuse de jazz, et il a deux demi-frères dont l’un est écrivain et l’autre peintre…


Réfléchissant à ces scènes, je me dis qu'il serait intéressant de compiler quelques unes de ces scènes. Lorsque les protagonistes sont morts, reste l'obligation de la reconstitution. Mais qu'ils soient vivants vient alors la force du témoignage.

Alors toi, si tu as vécu une de ces scènes, ou si tu en connais une, raconte-la ; soit à moi seul par message privé ; soit en commentaire sur ce blog ; soit sur le tien ; soit sur les réseaux sociaux. Je me dis qu'il y a là matière à de belles histoires...