lundi 27 mai 2019

Les murmures du monde, ou, les Fictions minuscules : 1



George Shiras - 1906 flash

Cela faisait longtemps que les chevreuils n’étaient pas venus. Les feuilles tendres au vert pale étaient sorties à profusion sur le moindre rameau, et devant tant de nourriture en abondance ils n’avaient aucune raison de venir dans le jardin. 

Jean était assis à la table de la cuisine en train de boire un café lorsqu’il en vit deux arriver avec cette nonchalance aux aguets qui caractérise la vie sauvage. Une sorte d’absolue liberté et de peur permanente. Ceux-là n’avait pas l’air inquiets. Ils étaient arrivés par le bois en contrebas, étaient restés un moment dans le champ puis, ils s’étaient rapprochés de la maison, et c’est là que Jean les avait vus. Ils marchaient humant l’air toute narine dehors. La lumière du matin était encore rasante, le temps était clair au point de laisser voir les toits de la ferme de l’autre côté du versant d’en face. Il resta là à les regarder un moment, à trois mètres de la terrasse, proches comme il ne les avait encore jamais vus. De là d’où il était, il pouvait sentir l’incroyable puissance musculaire qui était la leur. Il resta immobile un moment, puis les chevreuils s’éloignèrent se dirigeant directement vers le potager. 

En temps normal, il serait sorti pour les effrayer, d’autant qu’ils lui avaient déjà mangé au fur et à mesure des années de quoi nourrir une famille pendant tout un hiver. Il savait aussi, héritage des anciens propriétaires, qu’il y avait un fusil dans une armoire et que beaucoup à sa place n’aurait pas hésiter. Les congélateurs du secteur étaient pleins de leurs corps en morceaux. Mais il resta là. Et même quand ils s’arrêtèrent devant le rang de plants de salades qu’il avait plantés la veille, à sa propre surprise, il ne bougea pas. Non pas par lassitude, ce n’est pas ce qu’il ressentait, mais mû, presque à son insu, par l’idée qu’il importait parfois de laisser son tribut à la vie comme elle va. Une sorte de politesse étrange, d’un élan tranquille de laisser-aller le cours des choses. Il les vit donc pencher leurs cous vers la terre, écartant légèrement leurs pattes avant, engloutir quelques feuilles, puis, soudain alertés par un invisible signal, déguerpir en courant en se dirigeant vers le haut du terrain. 

Il se leva, sa tasse de café à la main, se dit qu’il faudrait qu’il replante quatre ou cinq plants dans la journée. Un nuage en altitude vient voiler légèrement la lumière. Il se sentit en paix.

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