jeudi 3 janvier 2019

juste un récit



« Sans terre, l’âme est vide, mais sans récit, la terre est muette »(1). Et moi qui n’ai pas de terre, je n’ai que des récits. Alors, quand bien même, sans doute, dois-je savoir faire autre chose, je fais récit de ce que je vis et rencontre. Parce que ce que nous rencontrons (êtres, récits, musiques, épreuves, joie…) est ce qui nous tisse. Et qui peut dire avec certitude ce qui mérite d’être raconté et ce qui ne mériterait pas de l’être ? Parfois, un simple brin d’herbe peut révéler une importance plus grande encore que les textes les plus sacrés, et les grandes décisions se prennent parfois dans un silence et une simplicité muette, sans anges sonneurs de trompette et chorale cosmique, qui font qu’il ne reste de cet instant fatidique le plus souvent aucune trace.

Je suis une sorte d’écrivain public passé à côté de sa vocation. Avant, il y avait les bardes, en Afrique il y a les griots -des gardiens de la mémoire collective et familiale- et moi j’écris souvent sur des petits riens, un chroniqueur du presque rien, de l’interstice, au mieux un rapporteur de mondes enfouis, un partageur de graines que chacun prend ou ne prend pas en fonction de ses goûts, affinités et / ou disponibilité.

Je vais donc te faire un récit, un récit d’un presque rien.

Hier, j’ai regardé un documentaire du cinéaste Alain Cavalier sur Bartabas et ses répétitions matinales avec le cheval Caravage (c’est aussi le titre du film) en vu d’un prochain spectacle. Cavalier + Bartabas, tu te doutes bien que ça ne parle pas beaucoup. Un film de taiseux donc, filmé avec une petite caméra numérique, qui montre juste le travail en train de se faire, sans commentaire ni discours. C’est aussi lent que fascinant et puis le cheval est somptueux.

A un moment, il y a un plan de deux secondes, on l’on voit un cheval couché dans son box et visiblement en train de mourir. C’est un film de silence disais-je. Le plan suivant, on voit simplement Bartabas assis, droit, silencieux, dans sa roulotte, avec juste deux choses sur la table : un mouchoir de papier blanc soigneusement plié et une carafe de saké. Rien de plus et pourtant on comprend tout. Mais si je te raconte tout ça, c’est pour la scène suivante. On voit Bartabas entrer dans une écurie où vivent en groupe, sans box, une vingtaine de chevaux. Il y entre et s’accroupit dans un coin. Les chevaux s’approchent intrigués. Et puis, un, puis deux, puis trois chevaux s’approchent de lui et posent leurs museaux contre son visage. Et comment dire… C’est d’une beauté de premier matin du monde. On comprend tout bien sûr, de pourquoi il est venu là, de comment les chevaux lui guérissent son âme blessée. Car on le sait maintenant, les chevaux sont de grands guérisseurs… Mais dans le film, là, il n’y aucun mot, aucun discours. Juste un homme qui se laisse guérir de son chagrin par des chevaux. Après, bien sûr, on sait que Bartabas, un des plus grands écuyers de ce siècle, a une relation quasi médiumnique avec les chevaux, on sait qu’il a même tourné il y a longtemps un film chamanique en Mongolie (ou en Sibérie, je ne sais plus). Alors on peut reconstituer quelque chose. Mais la force du film, c’est de justement, simplement montré, sans un mot.

C’est un récit de rien, capté au fil d’un jour d’inactivité forcée. Je l’offre au monde. Saurais-je faire quelque chose d’autre ?

(1) : in « La Vie des Elfes » de Muriel Barbery chez Galiimard, un livre à la très belle écriture.