samedi 1 décembre 2018

Mettre nos âmes à l'abri

Tapisserie de Dom Robert (cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Habitant un immeuble peu propice à cela, je ne peux écouter de musique chez moi si ce n’est au casque. Et comme par ailleurs après des semaines d’usine j’avais envie de retrouver une nature sauvage et fière, je me suis fait un petit plaisir aujourd’hui. J’ai acheté le dernier album de Bashung (et trouver un CD dans le coin relève d’une mission aventureuse) puis, l’écoutant à fond pendant le voyage je me suis rendu en un endroit que j’aime bien : la vallée du Viaur, un de ces lieux où l’on sent encore la nature sauvage et indomptée.

Pour l’album, je l’aime beaucoup. J’en aime son côté abrupt sans facilité à laquelle se raccrocher, son côté revenu d’entre les morts et cette voix sèche et austère (non embellie par le travail en studio), celle d’un homme qui se savait condamné ; et on l’entend presque sangloter à un moment… Toutes les chansons ne se valent pas, ce serait facilité de le dire, mais il y a dedans quelques fulgurances, quelques trouvailles poétiques, quelques mélodies dont lui seul avait le secret. Il paraît que le français n’étant pas sa langue maternelle, il l’entendait un peu comme une langue étrangère ouvert à l’étrangeté des sonorités. Il y a « Immortels » bien sûr, une merveille. Mais il y a aussi « les Arcanes », une chanson pour dire que plus rien n’est caché alors que le propre des arcanes c’est bien d’y cacher quelque chose (« Revenu des arcanes, j’ai ouvert les écluses, pour une fin en fanfare… Mais tout est là, et j’ignore l’art perdu du secret. Oui, tout est là, rien n’est caché »). Et il y a « Nos âmes à l’abri », pour moi, je le sais, une chanson qui me suivra longtemps. Pourquoi ne l’a t-il pas retenue pour « Bleu Pétrole » restera à tout jamais un mystère, mais cette chanson, qui clôt l’album, le justifie à elle-seule : « La douceur tombera comme une coulée de plomb, on se relèvera la nuit sur le balcon. Pour mettre nos âmes à l’abri, mettre nos âmes à l’abri ».

J’ai écouté cette chanson sur le voyage de retour. La vallée étant encaissée, il y fait sombre et les nuages planaient. Pour rentrer il faut donc remonter sur le plateau, et alors que la chanson se déroulait, peu à peu la lumière revenait, jusqu’à cette lumière irradiante d’une fin de journée d’hiver avec le soleil se couchant derrière la colline. Une épiphanie en soi.

La promenade fut belle, je marchais vers l’aval. Envol parfait d’un groupe de canards sauvages de la surface de l’eau ; éclair fugace d’un martin-pêcheur rejoignant la rive, reflets aléatoires du roux des feuilles sur l’onde. Le paradis est là où l’on veut bien qu’il soit. Et il y a tant d’occasions de perdre son âme et tant de lieux pour la retrouver et la mettre à l’abri.

Dans ces endroits où l’âme respire, il y a l’œuvre de Dom Robert. Une amie sur Facebook m’en parlait l’autre jour. Or, il se trouve que je l’ai rencontré et que je crois bien n’avoir jamais écrit cette histoire.

A 18 ans, je suis allé avec un copain passer deux semaines dans un monastère bénédictin. Comment un adolescent de cet âge, issu d’un milieu athée pour ne pas dire anti-clérical, viré qui plus est du catéchisme à 9 ans, peut-il développer un tel projet ? Disons qu’à l’époque j’avais déjà des élans mystiques très forts. Une personne avait du me parler de ce lieu, et voilà…. Mes parents ne s’opposaient jamais, j’y suis donc allé. A l’époque, on pouvait choisir entre payer sa pension ou participer à la vie du monastère. Comme nous n’avions pas d’argent avec mon pote, nous avons choisi la deuxième option et nous sommes retrouvés… à l’entretien du jardin ! Parler de dieu et des merveilles de l’univers avec un moine entre deux brouettes de terre est un bonheur que je souhaite à tout le monde. Ce monastère, très progressif pour l’époque, accueillait des personnalités atypiques : un chercheur en astronomie du CNRS, un ancien missionnaire africain revenu presque agonisant et quasi ressuscité, et ce frère présenté comme « réalisant des cartons pour faire des tapisseries ». Je me souviens de lui comme frère José, mais au vu de sa biographie, je pense que c’est une facétie de ma mémoire. « Faire des cartons pour tapisserie » consiste en fait à créer les motifs, le visuel et les couleurs d’une tapisserie qui sera ensuite réalisée en atelier (à Aubusson pour ce qui le concerne). Les reproductions en cartes postales que j’avais vues à l’époque témoignaient d’un imaginaire très délicat, où fleurs, arbres et animaux étaient représentés dans une palette de couleurs aussi infinie que délicate. Frère José (oui, continuons de l’appeler comme cela), dans mon souvenir, avait un physique râblé, petit, large d’épaules et chauve, ce qui fait que nous trouvions qu’il ressemblait plus à un bagnard repenti qu’à la délicatesse de ses œuvres. Pour le reste, les messes dans la chapelle avec les moines (surtout le matin très tôt) étaient d’une beauté et d’une profondeur auxquelles l’adolescent que j’étais était très sensible. Il y avait un chœur de chant grégorien (des disques en témoignent) qui lorsqu’ils chantaient dans l’église vous envoyaient direct au septième ciel...

En tout cas, un matin, le frère astronome nous proposa de nous faire découvrir le ciel avec son matériel. Rendez-vous est pris très tôt le matin dans les jardins. C’était un savant érudit qui avait à cœur de partager, un être d’amour pur comme il y en avait quelques uns dans le lieu, et nous voilà donc tous les trois avec mon copain à presque 6 heures du matin autour de la lunette à découvrir les étoiles, les planètes et l’immuable et féerique spectacle de l’univers comme il va… Là-dessus, on entend soudain des bruits de pas courant et l’on voit arriver, vêtu d’un short improbable et de baskets d’un autre temps, notre frère José en train de faire… son jogging !

- Ah bonjour mon frère, qu’est-ce que vous faites là si tôt ?
- Et bien voyez-vous (je ne sais plus si ils vouvoyaient ou se tutoyaient) je fais voir et les étoiles et la lune à ces messieurs !
- Ah la lune (toujours en sautillant sur place). Faites voir !

Il regarde dans la lunette et impérial commente  tout en reprenant sa course :

- Ah oui, la lune ! Pas mal, mais bon, y a pas de fleurs là-haut ! Avant de disparaître dans les méandres du jardin.

Plus tard, je découvris que c’était un proche de Lurçat et que son œuvre était connue dans le monde entier. Avant de partir du monastère, il était possible de demander une audience à un moine pour discuter de nos questionnements spirituels. Je rencontrais celui qui était revenu d’Afrique moribond. Une force de la nature, bien loin des caricatures de missionnaires habituelles. Je me souviens que nous avons parlé à un moment entre autres choses de la question de l’immanence ou de la transcendance de dieu (oui, à 18 ans, pas étonnant que ma vie amoureuse fut ensuite un fiasco ! Non, je plaisante…) Au moment de l’au-revoir, d’une bourrade fraternelle, il me frappa délicatement le plexus de sa main, en me disant quelque chose comme « ça ira, ça ira... » Et comment dire ? Ce fut comme si je recevais une décharge électrique libératrice en moi. Une sorte de passation, de transmission muette par laquelle je sus que toute ma vie, consisterait à chercher et à avancer sur ce chemin de conscience et que j’avais toute légitimité pour le faire… Je finis presque 15 ans plus tard par rencontrer le bouddhisme et cela est une autre histoire, ou plutôt la même, mais différente.

La musique et la poésie, l’art en général, les prières et les chants, la beauté du monde, la fraternité : autant de cryptes enchanteresses pour mettre nos âmes à l’abri...