mardi 27 septembre 2016

Si vivre est un rêve

La fontaine amoureuse - Guillaume de Machaut

Si vivre est un rêve, combien de rêves faisons-nous en une vie ? Et quel est le prix à payer pour passer d’un rêve à un autre ?

Il y a deux ans, c’est avec une brutalité qui l’étonne encore aujourd’hui que le Voyageur avait été expulsé du rêve qui était alors le sien. Il aurait pu y perdre son âme à jamais, mais il faut croire au contraire que cette expulsion lui aurait été nécessaire ; puisque, au contraire, cette plongée dans les ténèbres de l’âme et du cœur lui avait permis de renouer avec des parts de son âme qu’il avait perdues.

De cette époque de l’après choc, il garde un souvenir en partie flou, étonné quand il relit ses textes d'alors de l’incroyable puissance qui s’en dégageait et qu’il a depuis perdue. Quand il tente d’exprimer ce qui a contribué en quelque sorte à le sauver ; une des choses qui lui revient en premier, c’est cette idée qu’une déflagration aussi énorme ne pouvait être advenue pour rien. Ce fut alors comme un mantra. Au-delà de la douleur, ce qui le faisait tenir : la conviction qu’il y avait quelque chose à comprendre de ce chaos, qu’il en sortirait grandi, réinitialisé, pour ne pas dire ressuscité. C’est de la magie du sens enfin trouvé que renaissent les Phénix.

Ainsi donc, il était comme revenu d’entre les morts, rejouant à sa façon l’épopée mythologique du héros revenu des Enfers. Il s’est au fil des mois reconstruit une vie douce et agréable, riche d’une conscience élargie dans laquelle il respire au plus large.

Mais, ce dont il se rendait compte aujourd’hui, c’est que l’on ne passe pas comme ça d’un rêve à un autre. Ce qui a été coupé doit être en partie renoué, ce qui a été brûlé doit faire place aux jeunes pousses, ce qui a été irrémédiablement perdu doit être remplacé, ce qui a été éclairé comme néfaste doit être évacué, ce qui a été jugé mort doit faire place au renouveau. Entre deux rêves, il y a donc ce tenace et long travail de l’âme qui doit quitter son ancienne gangue pour créer un espace nouveau, un autre potentiel d’accomplissement. Deux ans déjà de ce travail dans un presque repli du monde, comme une ascèse assumée qu’en partie. Revenir des ténèbres pour faire comme avant ? Non merci. Si tout cela « ne s’était pas passé pour rien », il revenait au Voyageur d’aller jusqu’au bout de la mue, car sinon à quoi bon ?

Ce qui était en train de naître était une autre façon d’être au monde ; une nouvelle vie, un nouveau métier, une nouvelle histoire d’amour, une nouvelle mission de vie, des curiosités plus sélectives, une nouvelle lucidité sur ce qui l’anime. Il était bavard ? Le voilà silencieux. Il aimait s'occuper des affaires du monde ? Il s'en éloigne. Il aimait les fêtes et le bruit ? Il va vers le silence et la solitude. Il avait une passion pour les spectacles. Ceux-ci l'ennuient trop souvent. Il aimait débattre jusqu'à plus soif ? Il ressent de moins en moins le besoin d'avoir raison... Il essayait de n’être plus dupe de rien, autant que cela soit possible, et, tout en faisant en sorte de se maltraiter le moins possible, il s’observait et s’imposait une discipline assez rigoureuse. Réveil à six heures tous les matins, étirements, méditation, pratiques sur la voie du Tambour, exploration de nouveaux espaces aux vertigineux possibles, nouveau rapport au monde, nouvelle façon d’être au monde, renaissance… Il essayait de ne s’enfermer dans rien évitant de faire de ses croyances des certitudes, de ce qu’il comprenait un outil de pouvoir. Il mettait au monde un nouveau lui-même, meilleur, plus proche de son âme, comme nettoyé du dedans, plus aimant et plus libre aussi.

Cette voie du Tambour sur laquelle il allait maintenant l’obligeait, à sa façon, dans cette conviction que sur ce chemin, ce qui nous était offert l’était en proportion du travail intérieur que nous faisions. Il ne s’agissait pas que de se servir, il s’agissait de servir aussi. D’élargir en nous pour faire entrer l’immense, d'ouvrir en grand pour que la lumière rentre, de mettre à jour nos ténèbres pour qu'ils perdent de leur pouvoir. C’était là chose difficile à appréhender pour qui n’était pas dans cet espace-là, et il n’essayait plus depuis longtemps de justifier quoi que ce soit, ayant fait le tour de pas mal d’identifications par définition illusoires… Il avait été, dans l’ordre, musicien, directeur culturel, conteur-écrivain, tarologue, comme autant de vêtements sociaux qu’il enfilait et comme autant de personnages dont il endossait les rôles. Il apprenait dorénavant à développer quelques-uns de ses dons, à les servir même parfois, mais sans qu’il n’y ait plus aucune identification au rôle, ni saisie. Juste un travail à faire, une vocation à faire vivre, un espace libre et ouvert dans lequel il évoluait… C’est presque un koan zen : qu’est-ce qui nous meut quand ce n’est plus l’identification égotiste à une fonction ? C’est quoi, par exemple, « être conteur » quand on a plus besoin d’être reconnu dans cette enveloppe sociale ? Voire que l’on n’en fait plus une nécessité intérieure ?

De cette mise au monde en un nouveau rêve, l’essentiel n’était pas encore abouti. C’était un travail en cours, avec ses hauts (souvent) et ses bas (souvent). Un travail sur ses limites. Paradoxe des situations de mise à nu : les possibles que cela libère viennent se fracasser contre nos propres limites.

Le Voyageur se sentait entre deux rêves. Une pousse survivante d’un feu de forêt et déplacée sur un autre terrain. Tout cela n’avait pas encore pris, tout cela était encore dans les germes d’un rêve, mais, il n’en doutait pas, bientôt tout cela s’accomplirait dans la matière. Alors ce serait le véritable début de sa nouvelle vie en son nouveau rêve. Il apprenait à accepter que cela prenne du temps, d’autant plus taraudé par l’âge qui avance. Équation malhabile : apprendre à prendre son temps quand on sait que le temps imparti s’amoindrit. Se dire alors, que l’important n’est pas de tout réaliser en une vie, mais d’essayer d’aller, non pas le plus loin possible - c’est excessif- ; mais le mieux possible, -c’est plus sain. L’espace semble infini et les myriades de rêves possibles aussi. C’est dans cet espace de potentiels que l’âme exulte. On peut pourtant se choisir un rêve que l’on croit être le nôtre et qui ne l’est pas. On peut se tromper de rêve et prendre par mégarde celui d’un autre. On peut être brûlé par notre rêve si on ne se respecte pas suffisamment. On peut confondre rêve et cauchemar si le rêve choisi n’est pas suffisamment aimant des êtres de ce monde. Il faut écouter mille voix avant d’entendre la nôtre. Il faut écouter la nôtre pour entendre la grande voix du monde… Alors, viennent les chants…



3 commentaires:

  1. Très beau récit de ton chemin initiatique, si intime et suivi par toi avant tant de persévérance. Tu montres bien en quoi la discipline rend le terreau plus fertile encore. Oui le temps imparti s'amoindrit, et il me semble que l’important c'est de mourir entier, sans avoir laissé des bouts de soi, des bouts de rêve non digéré disséminés, mourir entier c'est se tenir fermement à soi en son centre.
    En te lisant je pensais à l'humus, au terreau et aux différentes manières de le fabriquer, à froid, à chaud, selon le temps dont on dispose et ce que l'on met dedans à composter. le tient, j'en suis sure, sent bon la terre de forêt.

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  2. Oui, en effet, la forêt m'est chère. C'est un peu mon biotope !

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  3. Oui, c'est beau...Et très juste ce "grand bazar" des rêves possibles, où il s'agit de prendre son temps, avec discernement.

    Pour ma part, plus de quatre ans déjà, pour presque tout reconfigurer, tout en m'assurant de ne pas y perdre mon âme. Et tant de travail encore.

    Mais la vie chante en moi, alors, qu'importe si le chemin est escarpé?

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