samedi 19 octobre 2019

La Parole conteuse est une Parole aimante qui dessine des chemins dans notre esprit

Gilles Ehrmann (1928 - 2005) - Hypolite masse la sirène cornette

Cela fait un moment que je n’ai pas écrit sur le conte. Pour une raison très simple en fait : c’est qu’à un moment de ma vie récente j’ai voulu arrêter, passer à autre chose. Le constat d’un trop grand décalage entre ce que que j’avais envie de faire et les attentes d’un « marché » (c’est pourtant bien le mot qui convient) de plus en plus exsangue et normatif.

Et puis, je n’ai finalement pas arrêté le conte pour une autre raison toute aussi simple : c’est que je ne peux pas faire autrement que de conter, et que des contes ne cessent de me solliciter pour fleurir de par le monde. Simplement, peu à peu, les choses ont évolué et, résolument, je ne suis plus dans le « business » que tout artiste connaît si bien pour le meilleur et pour le pire : démarcher, faire son trou, réseauter dans l’espoir d’être reconnu dans le milieu de de toucher quelques décideurs importants… Je conte et c’est tout. On me demande : je conte. On ne me demande pas : je ne conte pas et ce n’est pas un drame. Je ne veux plus solliciter, justifier ma démarche, rassurer sur le fait que ça peut plaire et ainsi de suite…

En ce moment, je travaille un conte qui s’appelle le Chevalier dormant. Une merveille rare et bien cachée que j’ai découverte par l’entremise d’une Marraine de cœur et de conte : Patricia Gaillard. Dix ans, au moins, que je tourne autour de ce conte. Je l’ai commencé, puis arrêté, puis recommencer. Dix fois, vingt fois, mais à chaque fois quelque chose m’échappait, quelque chose que je n’avais pas compris. Et puis récemment, je crois, j’ai compris. J’aimerais qu’il soit prêt pour mes 60 ans. Dix ans…

Si je te raconte cela, c’est parce que cette anecdote dit plusieurs choses importantes : on ne peut bien raconter un conte que si notre âme l’a entendu – voire vécu -, et l’on ne peut bien le raconter qu’à la condition que ce conte vive profondément en nous ; qu’il nous habite (et une fois de plus, je parle essentiellement des grands contes merveilleux).

Dans un livre passionnant, « La Chute du Ciel », l’ethnologue Bruce Albert fait témoigner pendant près de mille pages (en poche !) un chaman yanomami : Davi Kopenava. A un moment il parle d’esprits qu’il affectionne et il dit cette phrase que je trouve magnifique : « « je porte sans cesse leur chemin dans ma pensée ». Oui, notre pensée, notre psyché – ou notre âme si tu préfères – sont investies de présences qui nous habitent et j’ai toujours pensé que les contes étaient des esprits doux et bienveillants, quoique parfois sévères et abrupts- qui nous habitent et irriguent notre âme. Ils tracent des chemins dans notre esprit. Il me semble important qu’un conteur se connecte à cette réalité-là. Parce qu’un conteur peu ou pas connecté à sa vie intérieure la plus profonde manifestera une Parole dévitalisée. Oh, il pourra plaire bien sûr ! Et même faire rire. Mais il sera le plus souvent comme un bateleur de foire, un « divertisseur » comme notre époque en raffole tant. Mais, pour ce qui me concerne, j’ai envie de parler d’autre chose, et cet autre chose est ce qui me motive à continuer cet art de la Parole.

Comment travailler en tant que conteur ce cheminement, cette connexion féconde et vivante, avec sa vie intérieure ? C’est un paradoxe : en général dans les stages de contes, on va travailler, à juste titre d’ailleurs, la technique, l’imagination… Mais l’imagination n’est pas nécessairement ce qui vit en notre psyché profonde. Elle est une disposition de l’esprit à « imaginer » des choses, pas nécessairement à vivre avec ce qui nous habite. Certains formateurs et passeurs le font bien sûr, et je n’ai nulle prétention à dire que j’aurais inventé la poudre, mais il me semble qu’ils sont rares.

En fait, le conteur, dans cet art du presque rien et de l’indicible évocation, ne peut témoigner que de ce qu’il est et de ce qu’il a vécu. C’est même le secret de l’adhésion du public à sa parole : que quelque chose ne soit pas parfaitement congruent entre ce qu’il est profondément et la manière avec laquelle il raconte, alors le public ne prendra pas. C’est peut-être le travail le plus important du conteur : conter en pleine congruence avec lui-même en se connectant à sa source la plus profonde. Celle qui irrigue « les chemins de son esprit » et lui ouvre le cœur. Et si je parle de cœur, c’est à dessein, parce qu’il me semble que dans cet art de la Parole, il y a une autre chose importante : c’est que cette Parole doit être une Parole aimante. Je l’ai expérimenté bien des fois : si je raconte en voulant prouver, ou me prouver quelque chose, comme espérer être reconnu dans mon talent, ou en jugeant le public présent… quelque chose alors ne s’enclenche pas. Que je me connecte à ma part aimante, sans jugement, sans attente, juste une bienveillance inconditionnelle, alors, quelque chose se détend, un cercle se crée et la Parole alors peut agir… Il faut avoir le cœur ouvert et en paix pour conter.

Sur la manière de travailler cette connexion avec notre vie psychique profonde et avec « ce qui nous habite », j’ai pour ma part, trouvé un chemin dans les pratiques au tambour que j’ai appelé « la Voie du Tambour ». J’ai déjà écrit maintes fois à ce sujet : contes merveilleux et Voie du Tambour sont intrinsèquement consubstantiels : ils procèdent des mêmes mondes et témoignent d’une même expérience qu’il nous appartient de revisiter et de redécouvrir après des siècles de mises à l’écart.

Un matin tout récent, des mots me sont venus :
« Tu habites désormais ton royaume. C’est celui que tu dois partager. Tu ne peux parler que de là où tu es. » C’est ce que je vais désormais m’efforcer de faire...

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