vendredi 9 août 2019

Les murmures du monde - les fictions minuscules : 2

Marc Chagall : la promenade


Cela l’avait pris soudainement, sans qu’il en ait prémédité ou préparé quoi que ce soit, comme une urgence à le faire avant qu’il ne soit trop tard. Depuis des années, elles étaient restées dans un des tiroirs du grand meuble, celui qui en comportait sept. Celui-là même dans lequel en général il mettait les choses qu’il ne savait pas où ranger. Les lettres y étaient pour certaines depuis très longtemps. Toutes déposées là en attendant de savoir quoi en faire : les détruire en les brûlant ? Les jeter ? Les relire consciencieusement ? Les laisser là en vrac jusqu’à la nuit des temps, en tout cas jusqu’à la fin de son temps à lui ? Pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas, d’un seul coup il sut quoi en faire. Il ouvrit le tiroir et en plusieurs étapes les sortit pour les poser sur le tapis du salon. Les lettres de ses ex. Il y en avait des manuscrites encore dans leurs enveloppes et beaucoup de photos ou de cartes postales, toutes mélangées quelque fut l’époque ou l’expéditrice. En commençant à les trier, il trouva aussi des cartes envoyées par des amis, des courriers envoyés par ses enfants, des photos de lui et des petits mots que lui envoyait sa mère pour ses anniversaires. Les vestiges, les strates sentimentales de plusieurs décennies, déposées là à défaut de savoir quoi en faire.

Étonné de son courage et de sa détermination soudaine, il commença par les trier par expéditrices. Il n’y en avait pas eu tant que ça, et en cette période où plus personne ne lui envoyait de lettres d’amour, il savait parfaitement dans quoi il se lançait et qu’il aurait mal. Si il avait pris la décision de ne pas les lire pour s’épargner autant que faire se peut, il y eut des fois où il ne put faire autrement que de lire, presque à son insu, quelques lignes. En fait, il y avait deux sortes de missives : celles d’amour éperdu, et celles de la séparation, amères, douloureuses, cruelles, pleine de larmes. Et ce passage de l’une à l’autre lui sembla être le nœud gordien de toute sa vie. Comment peut-on être aimé et aimer à ce point, puis se faire souffrir autant ? Comme si l’un était proportionnel à l’autre. Il fit donc des tas sur le tapis par prénom. Comme des petits cailloux de bonnes surprises il trouva aussi quelques photos de lui avec ses enfants petits et la tendresse alors prit le pas sur la peine. Une fois ce travail fait, il prit des enveloppes kraft, des moyennes et des grandes, selon l’importance du nombre, sur lesquelles il marqua le prénom de chacune et dans lesquelles il rangea soigneusement les missives. Puis, cérémonieusement, il les scella en faisant le vœu d’être enfin libéré pour que quelque chose de nouveau puisse rentrer dans sa vie. Empilées, l’une sur l’autre, cela faisait une quinzaine de centimètres de hauteur. Toute une vie sentimentale réduite en un tas de quinze centimètres (en d’autres circonstances, il se serait répandu en sous entendus plus ou moins salaces, mais sur le coup l’idée ne lui vint même pas à l’esprit). Puis il prit une boite à chaussures, y déposa les enveloppes et mit la boite dans un tiroir, comme une petite sépulture sur laquelle il pourrait un jour venir se recueillir si le cœur lui en disait.

Ces lettres depuis une quinzaine d’années étaient la partie émergée d’un continent à jamais perdu. Celui de milliers de mails envoyés par les uns ou par les autres et dont il ne subsistait rien. Dans un accès de rage désespérée, il les avait tous supprimés au gré des histoires se finissant. Tous, à part quelques uns, réapparus il y a peu dans une des ses boites de réception sans qu’il ne comprit jamais comment cela avait été possible. 

Ces femmes bien sûr il les avait tellement aimées. Et tellement pas rendues heureuses, faut-il le croire… Grâce aux photos de lui qu’il avait trouvées, il pouvait remonter le fil des années : quand il avait quarante ans, cinquante… et maintenant presque soixante. Et voyant ces photos et ce visage et ce corps changeant, il se dit qu’il entrait, qu’il le veuille ou non, dans l’âge de la vieillesse, et qu’après l’âge de la vieillesse, venait l’âge de la grande vieillesse et puis l’âge de la mort. Il se dit que la plus grande partie de sa vie était derrière lui et il lui sembla qu’il n’y avait rien de plus désolant qu’une vie de vieillesse dans la solitude, pour vite se reprendre en fonction d’une pensée positive qui presque à son insu sonnait comme une injonction… Il se dit que jeunes, nous sommes habités par tous les rêves des possibles à venir et que plus âgés, ces rêves sont remplacés par des fantômes. Les fantômes de celles et ceux qui sont partis, de celles avec qui nous ne sommes plus, de ces amis perdus de vue. Certains parviennent à faire de leurs vies de magnifiques mille-feuilles dans lesquels les différentes couches sentimentales ou affectives cohabitent de concert en toute harmonie. Il enviait, pour ne pas dire jalousait, les personnes qui y parvenaient. Qui restaient amies avec leurs ex, qui gardaient un lien, même ténu, avec les amis les plus anciens. Lui de toute sa vie n’avait su faire que des tables rases n’ayant su préserver - à l’exception d’une ou deux histoires – aucune relation avec ces femmes avec lesquelles ils s’étaient pourtant tant aimés. Des fantômes muets, lointains et un peu réprobateurs qui le hantaient plus que de raison.

Épuisé par la tâche mais fier d’avoir pu la faire, une pensée lui vint, laminante, usante. Une phrase qui aurait dit en substance que la question pour lui n’était sans doute pas de croire encore à l’amour, mais plutôt de parvenir à se pardonner du mal qu’il lui semblait avoir causé. Il n’aima pas cette pensée qui lui sembla comme une enclume de culpabilité à porter jusqu’à la nuit des temps. Il se raisonna en se disant ce qu’il est de bon ton de se dire : qu’une relation se fait à deux, qu’ils devaient sans doute toutes et tous en passer par là, qu’ils vécurent des moments de pure grâce et de beauté, qu’il devait remercier pour ça… Mais un goût de cendres amer resta dans sa bouche longtemps. Il ferma le tiroir.

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