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Hugo Pratt - image de Corto Maltesse |
Nouvellement
installé dans une ville où il ne connaissait presque personne, il
était coincé chez lui à ne pas pouvoir dormir pour cause de bal de
14 juillet sous ses fenêtres. Et encore, le mot bal est désormais
un mot désuet et peu utilisé, juste encore pratiqué dans des
villages perdus et quelques villes de province à raison d’une fois
par an à l’occasion de la fête annuelle. Maintenant, c’étaient
des DJ et les basses caverneuses faisant trembler les vitres qui ont
remplacé les flonflons d’il n’y a pas si longtemps.
Pour le reste, était-il
heureux ? Il ne le savait pas. Était-il malheureux ? Il ne
le savait pas. Peut-être que oui. Ou peut-être que non. Il ne
projetait plus rien, n’attendait plus rien, ne faisait plus de
discours sur rien. Il récupérait et laissait le temps faire son
œuvre. Il savait juste que tout cela déboucherait sur quelque
chose. Mais il s’était tellement trompé ces derniers mois.
Oui,
il avait changé de vie, mais pas du tout comme il l’avait pensé
au départ. Il avait quitté son travail et sa région pour vivre
avec une femme, pour vivre à la campagne et pour développer de
nouvelles activités qui lui semblaient résonner avec sa nécessité
profonde. Moyenne en quoi, onze mois après, il vivait seul, en
ville, et gagnait un petit smic amélioré dans un travail certes
effectué dans un cadre plaisant, mais qui était tout de même bien
loin de ce pour quoi il était parti. Certains parleraient de fiasco,
lui par instinct de survie préférait le prendre comme un jeu tant
il avait compris depuis longtemps que de toute façon notre vie n’en
faisait qu’à sa tête. Parfois pour le meilleur et parfois pour le
pire. Et force est de constater que nonobstant ce qui aurait pu se
passer, il s’en sortait pas trop mal ; la proposition de
travail qui lui avait été faite, tombée juste quelques jours avant
une échéance qu’il s’était fixée, avait résonné comme un
miracle inattendu.
Il
apprenait juste à faire jour après jour ce qu’il y avait à
faire, essayant de le faire sans déplaisir et à y mettre juste ce
qu’il fallait d’enthousiasme pour ne pas s’ennuyer. Et puis il
aimait bien ses nouveaux collègues, bel assortiment de parcours tout
autant surprenants que le sien. Pratiquant un nouveau métier dans la
matière (y compris même parfois les viscères) il aimait sentir son
cerveau se reposer. Lui qui toute sa vie avait travaillé avec son
esprit, travaillait maintenant à exécuter des choses simples
demandant à son corps des efforts qu’il avait jusqu’ici peu eu
l’occasion de faire, générant d’intenses courbatures qu’il
mettait un point d’honneur à faire disparaître au prix de
pratiques acharnées tant le matin que le soir. Ce qui le sauvait,
dans ce métier de commerce, c’était son élan pour les gens. Il
aimait faire cet effort de politesse envers chacun. C’était pour
lui comme une pratique spirituelle grandeur nature. Donner à chacun
la même chose qui qu’il soit.
Etait-il
heureux ? Il ne le savait pas. Etait-il malheureux ? Il ne
le savait pas. Peut-être que oui. Ou peut-être que non.
Continuerait-il à écrire ? Il ne le savait pas. A conter ?
Il ne le savait pas, même s’il en doutait. A vivre avec le Tarot ?
Oui sans doute. A continuer la pratique sur la voie du Bouddha ?
Absolument et plus que jamais. A poursuivre sur la voie du Tambour ?
Oui sans doute ; mais débarrassée de toutes les afféteries,
discours et croyances trop faciles ; revers dans lequel il était
tombé quelques fois. La seule chose dont il était certain pour
l’heure, c’était le fait que le fantasme de la vie de couple
(vivre à deux dans le même espace) avait disparu. Une épreuve
qu’il n’avait plus envie de s’infliger, pas plus qu’il
n’avait envie d’affliger à l’autre son incapacité à la
supporter. Restait bien sûr des besoins de tendresse et pour cela on
verrait bien. Globalement, c’est l’élan qu’il avait perdu, et
pas le goût pour les choses. Et cela le rassurait.
Pour
la première fois de sa vie donc, vacant et sans projet, il n’aspirait pas à devenir
« quelque chose ». Si ce
n’était celui de mettre en place comme une matrice d’où
pourrait naître ce qui devait naître. Il avait appris à ne plus
s’identifier à rien. Devenait-il sage ? Sûrement pas. Idiot ? Oui
sans doute un peu. Un absent à lui-même parfois, et puis aussi un
peu un Nasrudin aveyronnais à sa manière… Un peu comme ce
monsieur déjà âgé se présentant à la caisse du magasin et à
qui il demandait -ayant un doute sur là où s’arrêtait sur le tapis de caisse les
courses de la cliente précédente- :
-
C’est à vous ?
Ce
qui à quoi le monsieur répondit dans un naturel confondant :
-
Ben non, ce n’est pas à moi, puisque je ne l’ai pas encore
payé !
Ces joies simples lui suffisaient à contenir une
souffrance à laquelle il n’avait pas envie de donner prise, son
amour propre en ayant suffisamment pris pour son grade ces derniers
temps pour ne pas qu’il s’en rajoute.
Pour
l’heure, pour la première fois depuis un bon moment, après sa
prise de poste et son déménagement, il avait trois jours libres devant
lui. Trois jours de vacance au sens propre qu’il espérait mettre à
profit pour renouer avec son âme. Pour la retrouver, comme on
retrouve un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Il avait ce
passage de la nuit blanche pour cause de bruit à traverser. Après
cette nuit blanche, il aurait encore à subir la folie collective
d’une finale de coupe de monde retransmise juste sous ses fenêtres
(vivre en plein centre ville a ses plaisirs, mais aussi ses
inconvénients !), et enfin, il pourrait se poser un peu…
Etait-il
heureux ? Il ne le savait pas. Etait-il malheureux ? Il ne
le savait pas. Peut-être que oui. Ou peut-être que non. Il verrait
bien. Il avait cette chance inouïe de commencer une nouvelle vie à
presque 60 ans. Ce n’est pas donné à tout le monde quand même…
Un
peu avant, 14 juillet oblige, il était allé voir le feu d’artifice.
Déambulant solitaire au milieu de toutes ces familles, il s’était
senti comme un étranger dans la ville. Et puis, il avait
conscientisé quelque chose. Il s’était rendu compte que les
moments des feux d’artifice entre deux lancers de fusées, ces
instants dans le noir où il ne se passe rien, étaient absolument nécessaires à
la dynamique du spectacle. Que sans ces temps morts et sombres, tous les effets
s’annihileraient et qu’il ne resterait qu’une sorte de bouillie
visuelle et sonore saturant l’espace et perdant tout caractère.
Il s’était dit alors qu’il était dans un de ces instants-là.
Un temps de rien. Un temps entre deux, un temps entre deux lumières ; et que laisser vivre cet
instant était absolument indispensable.
En
attendant, ce sont les paroles d’une chanson de Gérard Manset qui
lui revenaient. Une chanson de sa grande époque des années 80. Une
chanson qu’aucun DJ, jamais, ne passera à une fête du 14 juillet.
Une sorte de reggae qui disait:
Quand
les jours se suivent,
Quand
il faut les vivre,
En
entier, sans rien omettre,
Sans
oublier de mettre,
Ce
qu’il faut d’amour, d’humanité,
De
risque, de richesse ou de pauvreté
Quand
les jours se suivent
Quand
il faut les vivre
Comme
des bêtes qui tirent le soc
Dont
les cornes s’entrechoquent
Alors
je dis si ces jours
Sont
des jours d’amour
Peut-être,
ça vaut la peine
De
les vivre toujours
Peut-être,
ça vaut la peine
De
les vivre toujours
Quand
les jours se suivent
Quand
il faut les vivre
En
entier, sans rien omettre
Sans
oublier de mettre
Ni le
poivre et le sel
Des
jours de pluie noirs
Ni le
sucre et le miel
Des
jours d’espoir
Quand
les jours se suivent
Comme
dans les pages tendres d’un livre
Quand
il faut toujours toujours compter
Comme
les pions sur le bord de l’échiquier
Alors
je dis si ces jours sont des jours d’amour
Peut-être,
ça vaut la peine se les vivre toujours
Comme
des bêtes qui tirent le soc
Dont
les cornes s’entrechoquent
Quand
les jours se suivent
Quand
il faut les vivre
Comme
des bêtes qui tirent le soc
Dont
les cornes s’entrechoquent
Oui,
ce sont ces paroles qui lui reviennaient, à lui, un renaissant
réapprenant à marcher...