samedi 12 novembre 2016

La traversée

Environs de Saint Jean de Luz 1967

Ainsi donc, ma maman a quitté son corps le vendredi 28 octobre 2016 à 3 h du matin. Elle était arrivée dans notre monde le 7 juin 1934 ; elle avait donc 82 ans. Elle est partie, paisiblement semble t-il, après des jours qui furent bien difficiles. L'équipe qui l'entourait nous avait bien fait comprendre que cela était imminent. Avec mon frère nous avions prévu d'aller la voir le samedi et au vu de la situation nous avons avancé notre voyage d'un jour. Tôt le matin, je m'apprêtais à fermer la porte de chez moi pour partir quand mon frère m'a appelé pour m'annoncer son décès. Elle est donc partie sans moi, sans nous, moi qui m'étais toujours promis d'être près d'elle en ces instants, et sur le coup, cette défection irréparable de ma part fut presque plus difficile à vivre que l'annonce en elle-même. Ce n'est qu'après, en détricotant tout ça, que j'ai fini par me convaincre que cela devait sans doute se passer ainsi. Nous nous sommes ratés de 9 heures et j'ai mis du temps à l'accepter, l'imaginant seule face à l'échéance. Pourtant, sur la Voie du Tambour, elle me l'avait bien dit qu'elle partirait bientôt...

Depuis son départ, je dis « maman » plutôt que « mère », comme si cette définitive absence remettait chaque chose à sa place : je suis son enfant, et quand bien même à la fin de sa vie terrestre les rôles s'étaient bien sûr inversés, je le resterais jusqu'au bout.

Pour l'accompagner dans ses derniers mois et dans les jours qui ont suivi son départ, j'ai passé des heures à regarder ses photos. C'était pratique ; elles étaient toutes dans le même meuble, ce qui, je dois le dire, est bien différent de tous les autres papiers... A l'exception des périodes où elle n'était pas bien, elle souriait tout le temps. C'était une bonne nature, doublée au-delà de son apparence de petite fille, d'une combattante improbable comme on en voit peu. Dix jours avant son décès, elle disait encore -en dépit ou grâce à ses troubles cognitifs- qu'elle partait la semaine prochaine en vacances et qu'on viendrait la chercher. Et avant encore, toute sa vie, le corps perclus de douleurs (elle était atteinte entre autre de polyarthrite rhumatoïde depuis l'âge de 15 ans) « qu'elle traversait une mauvais passe mais que ça allait s'arranger ». Privée de ses enfants alors que nous étions à peine en maternelle, les photos portant traces des moments passés ensemble en cette période (les vacances et quelques week-ends) irradient d'amour et de bonheur. Elle m'a offert mon aptitude à la joie et à la liberté. Paradoxe des paradoxes, j'ai vécu une grande partie de ma vie à croire que je ne fus pas aimé enfant alors que je fus adoré...

La présence de la mort pose son empreinte sur tout ; avant, pendant, après. Elle impose un rythme, une profondeur, une intensité qui n'appartiennent qu'à elle. J'ai déjà parlé de ce temps à l'attendre. Ensuite elle est là. Elle est là quand la personne n'est plus là. Elle est là dans ce corps sans vie au visage joliment apaisé, elle est là au creux de l'absence, elle est là dans la densité même de l'air. Et puis, il faut le dire ; si la mort est là, le corps vide de la présence, quelque chose subsiste de la personne partie, quelque chose d'extraordinairement fort, peut-être parce que libéré du corporel. Sans doute n'aurait-elle que modérément apprécié ces propos, elle qui somme toute ne croyait pas en grand chose, issue d'une famille athée et revendiquée comme telle. Et pourtant....

Je sais qu'en ces jours de préparation de ses obsèques, je fus comme habité d'une présence qui me guidait dans les décisions à prendre. Mes décisions m'étaient comme dictées. Et après les avoir prises, j'allais la voir et c'était alors comme une sorte de vérification pour voir si elle était bien d'accord...

J'ai écrit un jour, que ce que nous appelons le travail de deuil consistait à faire de nos morts des ancêtres. Je dirais maintenant les choses autrement. Je dirais que nos morts (et singulièrement nos parents) ont pour vocation, bien plus qu'à devenir des ancêtres, à devenir des guides, des étoiles qui nous guident. Je sais, j'en connais beaucoup qui vont me quitter sur ces lignes, mais c'est en tout cas mon expérience. Dans les jours qui suivent le décès, quelque chose d'eux reste extraordinairement puissant, et certains je pense l'appelleraient « amour ». Après, je crois que ce qui est resté a besoin de partir et que nous devons faire en sorte de ne rien tenter de retenir par la force... Je crois oui « aux choses de l'esprit » et cela a été en ces jours particulier une force magnifique qui m'a été offerte. Ne serait-ce que parce que la mort même, n'a pas fait disparaître ce lien qui nous reliait mais, au contraire, l'a intensifié.

La mort a aussi le pouvoir, quand l'amour est présent, de transformer nos familles éparpillées en un cercle. Un cercle d'amour et de présence, et je n'oublierai jamais certains moments de ces obsèques, où, tous réunis, enfants, petits enfants, compagnes, amis, nous formions alors un égrégore d'amour extraordinairement beau. La mort oblige aussi à la pudeur et je garderai pour moi ces instants.

Ma maman a donc rejoint les étoiles et je pose ces mots au tout premier degré sans y faire métaphore. Elle m'a offert, de là où elle est maintenant, quelques mots en me demandant expressément d'en partager quelques uns d'entre eux :

« ...Toi et ton frère avez été les deux grands amours de ma vie. Vous êtes ce que j'ai le plus chéri au monde. Vous étiez ma fierté, je ne vous l'ai pas assez dit, je n'avais pas les mots pour ça. Soyez ce que vous êtes, beaux, créatifs, joyeux. Soyez fiers et aimants. Poursuivez ! Ne capitulez sur rien ! Je suis celle par laquelle vous êtes passés pour venir au monde. C'est le rôle de toutes les mères, et maintenant c'est mon âme qui doit passer et aller là où elle dois aller. Soyez heureux ! Je serai parmi vous un temps. Amusez-vous, ne vous disputez pas ! Je voudrais maintenant que vous alliez porteurs de votre propre lumière et de celle que je suis maintenant apte à vous donner.
Ne vous encombrez pas de chagrin, je ne vous le demande pas. Ne vous encombrez pas de souvenirs inutiles. Soyez libres d'être ce que vous êtes. Votre père et moi vous avons donné la vie, c'est pour que vous en fassiez quelque chose ! Faites sortir le chagrin de vous et n'y laissez que la foi. Ne fuyez pas le chagrin, simplement laissez-le partir. De cette énergie gagnée vous devez faire quelque chose.
De la petite armoire que tu as prise et de la boite à bijoux, ouvre leurs portes. Rien ne doit me retenir... Je vous aime.... »

La nuit suivant la réception de ces paroles, j'ai fait un rêve. Il y avait une pièce vide, au lit parfaitement fait, et récemment rangée comme l'était sa chambre à la maison de retraite après son départ. Il y avait juste sur un mur une sorte d'écran et un home cinéma, elle qui aimait tant regarder la télé. Cette pièce était située dans un château (et le nom du lieu-dit où habitait ma mère contient le mot « château »). Ma mère était là, finissant de ranger un sac de couchage dans un sac. Puis une carriole tirée par un cheval arrivait. Ma mère y déposait le sac de couchage, disait « qu'elle devait y aller maintenant ». Puis, elle montait dans la carriole et partait.
Dois-je préciser qu'au réveil de ce rêve, j'eus la conviction que tout était en ordre, et qu'elle était passée là où elle devait aller ?

La présence de la mort est une traversée qui peut vous noyer comme vous faire découvrir des terres inconnues. Elle ne vous laisse jamais intact. Elle est là pour ça. Comme l'Arcane sans nom dans le Tarot, elle avance et nettoie tout, inexorablement et nous devons simplement nous mettre à sa hauteur. Elle est un maître qui nous enseigne et nous oblige à l'inconfort. Elle nettoie, récure, coupe, élague, transforme pour ne laisser que l'amour. Dans le Tarot, encore lui, elle est suivie de Tempérance qui est un ange qui soigne, apaise et illumine. Elle est un sillon, une matrice. Elle nous met au monde.


Et puis, il y a pour moi ce mystère, ce koan zen peut être. Cette énigme à résoudre. Ma mère est décédée un 28 octobre. Je suis né le 29 octobre et mon père est décédé un 30 octobre. Ainsi irai-je désormais entre ces deux portails presque effrayants. Ma date anniversaire sera entre les deux morts de ceux qui m'ont donné la vie. Un lien entre les deux ? Une injonction à vivre comme un sas de naissance ? Pour l'heure, j'y vois un signal d'une force monumentale que je ne comprends pas encore... L'autre jour, j'ai fait un tirage de Tarot et il en est sorti ceci, comme l'image simple et évidente de cette situation : Apprendre à vivre entre Lune et Soleil, entre deux astres, entre deux mondes, entre deux départs, en un cycle immuable, celui des jours et des nuits qui passent et qui s’enchaînent éternellement... Et puis, une autre façon de dire que ceux qui nous quittent deviennent comme des astres qui nous guident...



Sans doute, moi aussi, n'ai-je pas dit à ma mère que je l'aimais. J'avais le rêve secret de lui dire en ces derniers instants. Finalement, j'ai pu le faire autrement, mais puisqu'il m'a été donné la possibilité d'écrire, je le dis ici comme pour clore un cycle et nous libérer tous les deux : maman, je t'aime...

1 commentaire:

  1. Merci Dominique
    J'ai pensé à toi en ces premières semaines de novembre.
    Je suis toujours attirée et troublée par le passage entre octobre et novembre, deux mois qui sonnent très différemment à mes oreilles, j'ai parfois du mal à les relier alors qu'ils se suivent dans le calendrier, comme un pont obligatoire, à faire, peut être douloureux, obligatoire, qui mène, pour moi, à l'hiver qui m'inspire la renaissance.
    Belle route devant pour toi.
    Et J'aime apprendre ici qu'au tarot la Mort est suivie de la Tempérance. Tempérance est un mot que je trouve merveilleux en lui-même, déjà.

    Bises
    Laure Payen-Amaudry

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