dimanche 12 février 2017

Les vies passent ; restent des légendes à raconter



Il fut un temps, où, en fin d'année scolaire, il y avait dans les écoles ce que l'on appelait "la remise des prix". A cette occasion, les élèves dits "méritants" se voyaient remettre un livre. A la fin de mon CE1, l'institutrice nous proposa de choisir le livre que l'on se verrait remettre. De tous ceux qui m'étaient proposés, il y avait celui-ci. Je me souviens d'à peine avoir vu les autres. Mû par un élan qui ne se discutait pas, j'ai crié :

- je veux celui-là !
- Mais tu n'as même pas regardé les autres ! me dit l'institutrice. Prends-ton temps...
- Non ! C'est celui-là que je veux !
- Et bien, on peut dire que tu sais ce que tu veux toi !

Je ne pourrais jurer que la transcription de l'échange fut exact à la virgule près, mais j'ai un souvenir très clair et très précis de ce moment qui, pourtant, remonte à loin...

Il se trouve, qu'en vidant la maison de ma mère la semaine dernière, au fond d'un des innombrables cartons, ouverts, fait, vidés, brûlés, stockés pour Emmaüs... j'ai retrouvé le livre que je voulais à ce point. C'est un livre de contes. De contes russes, très exactement. Avais-je déjà à 7 ans cet élan irrépressible pour les contes et le merveilleux, ou bien alors ce livre a t-il contribué à ma vocation future ? Les deux peut-être... Mystère de la genèse des vocations !

Vider la maison de ses parents est un travail d'archéologue de soi qui ne laisse pas indemne. Un dernier inventaire avant de passer à autre chose. Après avoir brûlé les corps, on brûle et disperse les traces matérielles de deux vies (voire même plus lorsque l'on retrouve des souvenirs des grands-parents) : linge, produits de beauté, meubles, livres, disques, objets, archives administratives... Jusqu'à ce qu'il ne reste presque rien ; juste la mémoire aux cœurs des descendants. Vivre est une flammèche. Faisons en sorte qu'elle soit belle !

Heureusement, il reste les histoires, puisque conteur je suis. Et me revient cette histoire yiddish que j'aime tant. L'histoire de ce village, là-bas au profond de la Pologne qui avait une magnifique cérémonie qui se faisait tous les trente ans. On y entendait les plus beaux chants, les plus belles prières ; on y dansait les plus belles danses. Pour être certains que la cérémonie ne se perde pas, à chacune d'entre elles, un jeune rabbin secondait le rabbin en titre afin que, si celui-ci venait à disparaître, le souvenir précis du déroulement de la cérémonie perdure. Mais vint une année où le vieux rabbin et le plus jeune moururent quelques mois après la cérémonie. Qu'à cela ne tienne ; trente ans plus tard le village voulut refaire la cérémonie. Plus aucun rabbin ne la connaissait ? Peu importe, les anciens s'en souvenaient... On alla donc la forêt de nuit, comme l'exige la coutume, à la lueur des flambeaux. Mais on ne retrouva ni la clairière, ni les chants, ni les prières, ni les danses...

Et tout le village -hommes, femmes, enfants, rabbin- retourna donc dans la grande maison commune du village, se lamentant :

- Ah, une si belle cérémonie et nous l'avons perdue ! Quelle tristesse...
- Mais non, ce n'est pas grave, ce n'est pas grave, dit le rabbin.
- Comment ça "ce n'est pas grave", et c'est vous, rabbin, qui dites cela ? demandèrent quelques villageois offusqués.
- Non, ce n'est pas grave, insista le rabbin. Car en effet, nous ne pourrons plus faire la cérémonie. Nous ne pourrons plus faire les chants, les danses, les prières. Mais nous pourrons les raconter...

Peut-être, après tout, devient-on conteur pour cela : pour faire perdurer dans la mémoire ce que nous pensions avoir perdu ? Pour continuer de faire vivre ce qui n'est plus ; ce qui a été brûlé, enterré, dispersé ? Pour faire revenir ce que nous croyons enfui mais qui est encore silencieusement là dans l'attente qu'on le sollicite ? Pour faire en sorte que la présence matérielle des êtres et des choses continue de vivre ? Pour que les êtres et les objets existent au-delà de leur présence charnelle ?

Nous pensons avoir tout perdu, quand tout est encore là et qu'il suffit de quelques mots pour faire revivre les absences...

La mort des parents nous oblige à la métamorphose. Nous oblige à nous libérer du passé, et même d'eux. Le changement de réalité qu'ils ont vécu, nous incite à vivre le nôtre. A faire un pas que nous n'aurions peut-être pas osé faire avant.

Restent quelques objets que nous gardons, en partie pour nous rassurer, par fidélité et loyauté aussi. J'ai récupéré toutes les photos, me sentant investi de la mission d'un jour transmettre la mémoire de la geste familiale qui fut parfois si complexe et douloureuse. Un travail de passeur et de transmission, qui est le propre du conteur.

Un conteur né peut-être un jour de juin 1967 à la lecture d'un livre reçu comme deuxième prix dans une cour de récréation d'une école de la rue Pommard à Paris...

Quand les êtres et les objets disparaissent, alors, ils peuvent devenir légendes...